Patrick Prouzet, chercheur et responsable de programme à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) pendant plus de 35 ans, est un des spécialistes reconnus des poissons migrateurs amphihalins dont le saumon atlantique. Il préside aujourd’hui la société franco-japonaise d’océanographie.
Interview au long cours d’un scientifique qui a, durant toute sa carrière, travaillé de concert avec les pêcheurs, professionnels en eau douce notamment, et qui a été la cheville ouvrière de Déclin des poissons grands migrateurs, arrêtons d’utiliser la pêche artisanale comme bouc émissaire, un livret-manifeste édité en collaboration avec le comité national de la pêche professionnelle en eau douce (Conapped), l’association pour le repeuplement anguille (Ara) en France et la société franco-japonaise d’océanographie, et publié à l’occasion du congrès mondial de l’Union internationale de la conservation de la nature (UICN), de Marseille de septembre 2021.
Lamproies marines
Saumons capturés sur la pêcherie estuarienne de l’Adour bagués dès leur capture
Grande alose
Comment avez-vous connu la pêche professionnelle en eau douce ?
J’ai connu la pêche professionnelle en eau douce par l’intermédiaire de la pêche professionnelle maritime. En 1985, j’étais au centre océanologique de Bretagne à Brest et j’étais spécialisé sur les populations de migrateurs amphihalins via des travaux effectués sur les deux rivières l’Aulne et l’Elorn qui se jettent dans la rade de Brest. Je travaillais alors avec une association de protection de la nature Eau et Rivières de Bretagne avec qui j’ai gardé d’ailleurs d’excellents contacts et notamment avec Jean-Yves Kermarrec qui a été directeur du parc d’Armorique. Nous avons monté avec l’association de pêche et de pisciculture de l’Elorn un projet de restauration et de gestion des populations de saumon atlantique, projet qui est encore d’actualité.
En 1985, je rencontre également Jacques Lespine, représentant des marins pêcheurs de l’Adour, qui demande à Ifremer une aide technique et scientifique pour assister la pêcherie maritime estuarienne de l’Adour. Cette aide lui a été accordée par l’Institut et nous mettons en place avec Jacques Casaubon un spécialiste du saumon de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), alors à la retraite, puis avec Jean-Pierre Martinet, également de l’INRA, un projet d’échantillonnage et de caractérisation des populations de salmonidés migrateurs sur le bassin de l’Adour et des Gaves.
L’Adour au petit matin à l’aval d’Urt (Pyrénées-Atlantiques)
En 1987, à la demande de la direction des pêches maritimes et en accord avec Ifremer, je suis muté à la station d’hydrobiologie de l’INRA à Saint-Pée-sur-Nivelle pour mettre en place un projet d’études et de restauration des populations de poissons amphihalins sur l’Adour. C’est le début d’une intense et fructueuse collaboration non seulement avec les marins, mais aussi avec les pêcheurs professionnels fluviaux exerçant sur l’Adour et les gaves réunis. Jacques Lespine laissera la place à Dominique Mahaut avec qui j’ai collaboré de manière étroite jusqu’à son départ en retraite.
Entre 1987 et 2008, de nombreux projets ont été développés et notamment le programme « Indicateurs d’abondance et de colonisation sur l’anguille européenne (INDICANG) » en 2004. C’est surtout au cours de la mise en œuvre de ce projet que j’ai pu développer mes coopérations avec de nombreux pêcheurs fluviaux, sur La Loire, sur la Dordogne et sur l’Isle et bien évidemment sur l’Adour. Ces relations ont été facilitées grandement par des figures de la défense de ce métier, je veux ici parler du regretté Louis Vilaine et de la toujours dynamique Jacqueline Rabic.
Quels travaux avez-vous mené en partenariat avec ces pêcheurs ?
De 1985 à 2006, date à laquelle j’ai quitté mes fonctions de responsable du laboratoire halieutique d’Aquitaine de l’Ifremer pour prendre celle de responsable de programme à l’Ifremer, nous avons développé de nombreux projets sur l’Adour, mais aussi sur l’Isle et la Loire dans un cadre généralement fixé par les comités de gestion des poissons migrateurs (COGEPOMIs) à partir notamment de 1995. Ces travaux ont porté sur les caractéristiques des captures effectuées par la pêche professionnelle estuarienne, mais aussi sur l’évaluation de l’abondance de ces populations et sur l’impact de la pêche professionnelle sur ces stocks. Ceci s’est fait en étroite coopération avec les pêcheurs professionnels qui par leurs aides, récoltes des écailles et des caractéristiques de leurs prises, prélèvements d’échantillons de sang, ont permis d’avoir une des bases de données les plus importantes sur les poissons migrateurs amphihalins en France. Sur l’Isle et sur la Loire, sur l’Adour et toujours en liaison étroite avec les pêcheurs professionnels marins et fluviaux, nous avons développé conjointement dans le cadre du projet INDICANG des méthodes d’évaluation de l’abondance des flux de civelles et de l’estimation de l’impact de la pêche sur ces flux, sans oublier bien évidemment les travaux effectués par Catherine et Philippe Boisseau avec Éric Feunteun sur les anguilles argentées en Loire. Sur l’Adour en 1999 et 2000, le centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’INRA en coopération avec l’Ifremer et les pêcheurs professionnels ont mis en place un projet de marquage des saumons par balises acoustiques et radios dont l’ampleur a permis d’étudier de manière très précise le comportement de remontée des saumons dans l’estuaire de l’Adour et de pouvoir ainsi mieux adapter les périodes de relève des filets pour minimiser la pression de pêche sur le saumon et les pertes économiques induites par l’interdiction hebdomadaire de pêche au filet dans l’estuaire maritime et fluvial de l’Adour. Ceci n’est qu’un petit aperçu des travaux effectués en commun car la liste des coopérations est très longue.
Quelles relations entretenez-vous avec cette profession ?
J’ai gardé des liens étroits avec les anciens et me tiens toujours au courant de l’évolution de ces pêcheries que je considère comme vitales pour le maintien de la biodiversité de nos écosystèmes de transition en France. J’ai toujours apprécié et apprécie toujours, leurs bon sens, leurs savoirs naturalistes qui ont sans nul doute contribué aux résultats scientifiques obtenus. La mise au point des méthodes d’échantillonnages sur les flux de civelles est en grande partie liée aux conseils de spécialistes expérimentés que j’ai pu rencontrer. Je pense évidemment à Louis Vilaine, à Jacques Lespine, à Dominique Mahaut, Denis Sarraude et encore à bien d’autres comme Roger Bousset et Robert Subrechicot ou encore Gérard Jeannots (dont le fils Olivier continue le métier sur l’Adour). Sans tous ces spécialistes qui ont pu apporter aux scientifiques leurs savoirs précis et locaux, rien n’aurait pu se faire avec efficacité. Il est vrai que nous avons eu le temps d’échanger au cours de voyages que nous organisions pour aller en Bretagne, sur les Lacs alpins, en Méditerranée ou bien encore au Portugal et en Espagne. C’est au cours de ces voyages et nombreuses réunions que la coopération et la confiance ont pu se forger. C’est là que l’on voit toute l’importance de la constitution de savoirs mixtes : académiques et traditionnels dont le fruit est une gestion plus écologique et durable de nos écosystèmes aquatiques et une meilleure connaissance des communautés qui en vivent. Nous avons pu ainsi organiser de nombreuses rencontres : à Bayonne, à Nantes, à Biarritz et ailleurs où l’ensemble des savoirs et savoir-faire était exposé collectivement. C’est peut-être cela qui manque actuellement : le faire-savoir à une période où la communication sous toutes ses formes est de plus en plus importante et pas seulement faite par des gens qui ont quelque chose de cohérent à dire.
Au cours de votre carrière, quelles grandes évolutions avez-vous constaté pour cette profession, relations avec leurs autorités de tutelle, relations avec les autres catégories de pêcheurs, évolutions au sein même de la profession ?
Au départ, cette activité était considérée par l’administration et les organismes chargés de la gestion des ressources comme transparente et il faut bien le dire anecdotique. Pas de statistiques de pêche ou alors très floues, des activités multiples dans des eaux plus continentales que marines. Il a fallu la création de comités spéciaux notamment au sein du comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) puis la création du comité national de la pêche professionnelle en eau douce (Conapped) pour que la profession soit reconnue et écoutée. Je veux saluer ici deux grands acteurs de la structuration de cette profession, Jean-Claude Cueff et Cyrille Guernallec. Louis Vilaine a joué un rôle très important également dans la reconnaissance de cette activité tant sur le plan économique qu’environnemental. Jacqueline Rabic a, petit à petit, à force de persévérance, pu montrer l’importance que la profession doit accorder à la défense de l’environnement. C’est sur ce point que la profession a le plus progressé et qu’elle peut faire valoir son action en matière de « veille environnementale » et de « lanceurs d’alerte ». Cette profession de petite pêche était, il faut bien le dire, assez méprisée par les autres catégories de pêcheurs professionnels maritimes. Je pense que ce n’est plus le cas actuellement et qu’elle a su se faire une place à part entière dans la grande communauté des activités halieutiques. Il reste bien sûr les conflits entre pêches professionnelle et de loisir qui restent assez exacerbés dans de nombreux bassins autour de l’exploitation d’espèces comme l’anguille ou les salmonidés migrateurs. Il faudra que les pêcheurs de loisir comprennent que leurs intérêts et ceux de la pêche professionnelle sont convergents et non contradictoires. Il en va de la préservation et de l’avenir de nos écosystèmes aquatiques déjà bien détériorés par de nombreux usages.
Pour le bassin de l’Adour, que je connais bien, des représentants comme Jacques Lespine ou Dominique Mahaut ont toujours prôné le rapprochement entre les communautés de pêcheurs maritimes et fluviaux. Ceci permet d’avoir un poids social plus fort pour deux communautés dont les intérêts sont communs. Les rapprochements doivent se continuer et je tiens à saluer ici la sagesse et la sagacité de Didier Macé, le président du Conapped qui agit toujours avec modération et fermeté.
Vous êtes aujourd’hui président de la société franco-japonaise d’océanographie. Pouvez-vous nous présenter cette structure, son fonctionnement, ses objectifs ?
La société franco-japonaise d’océanographie France est une société dite savante qui a été créée par quelques chercheurs et notamment le professeur Hubert Ceccaldi en 1984. C’est la société homologue de la société franco-japonaise Japon créée en 1960 à l’initiative de chercheurs japonais. L’objet de la Société franco-japonaise d’océanographie France tel qu’inscrit dans ses statuts est de « contribuer à l’amélioration des relations entre les personnels français et japonais se préoccupant de recherche, de développement et d’exploitation dans le domaine des océans et d’assurer une liaison efficace en France avec la société franco-japonaise d’océanographie Japon ». Cette mission n’a pas varié depuis. Les deux sociétés d’océanographie française et japonaise se sont donné comme principal objectif de favoriser les relations et échanges entre les spécialistes des deux pays œuvrant non seulement dans le domaine de l’océanographie, mais aussi dans celui de la valorisation et de la production des ressources marines naturelles et cultivées. Ces relations à la fois amicales, culturelles et scientifiques ne se cantonnent donc pas au seul domaine des sciences académiques, mais aussi aux échanges de savoirs et de savoir-faire notamment dans les domaines des pêches, de l’aquaculture ou de l’aménagement intégré de nos espaces littoraux et côtiers. C’est pour cela qu’un réseau de chercheurs, mais aussi de gestionnaires ou de producteurs adhèrent ou accompagnent l’initiative entreprise par ces deux sociétés et peuvent faciliter les contacts entre acteurs. Ils constituent un réseau de savoirs et de relations utiles à la coopération entre les deux pays pour la gestion durable des ressources marines.L’un des principaux objectifs des deux sociétés est la diffusion de l’information scientifique entre les deux pays notamment via l’organisation de colloques-rencontres. Dans ce domaine les deux sociétés ont un vrai savoir-faire. Les quatre derniers actes de colloques édités chez Springer ont été téléchargés par chapitre par près de 150 000 lecteurs.
Le CNPMEM et le Conapped sont des membres associés de ces deux sociétés ce qui montre notre volonté de développer ce que l’on appelle maintenant « les sciences participatives ». Sur un plan académique, les deux sociétés sont en relation avec les principaux instituts de recherche en France, muséum national d’histoire naturelle (MNHN), Ifremer, CNRS, et au Japon ainsi que de nombreuses universités et de structures administratives et gestionnaires. L’un des projets que nous développons est le projet « Nature et Culture » qui associe développement durable, gouvernance environnementale et culture (au sens des savoirs et savoir-faire). Dans ce cadre, nous collaborons également avec les structures ostréicoles des deux pays ainsi que le parc naturel marin du Bassin d’Arcachon et le Satoumi research institute (mer intérieure de Séto). Un des volets de ce projet est de développer une collaboration sur l’anguille, poisson excessivement prisé au Japon.
Bateaux de pêche côtière dans le port d’Hinase en mer de Séto
Réunion à la maison franco-japonaise de Tokyo lors d’un symposium de la société franco-japonaise d’océanographie en 2015.
Visite d’une délégation japonaise lors des rencontres de Bordeaux en novembre 2017.
Pourquoi la société a-t-elle participé, en collaboration avec le comité national de la pêche professionnelle en eau douce et l’association de repeuplement de l’anguille (Ara) France, à la rédaction de Déclin des poissons grands migrateurs, arrêtons d’utiliser la pêche artisanale comme bouc émissaire, une plaquette, en forme de manifeste, publiée à l’occasion du congrès mondial de l’union international de la conservation de la nature de Marseille en septembre dernier ?
Nous estimons que la mise en œuvre du développement durable est actuellement très déséquilibrée en faveur d’impératifs économiques qui prennent peu en compte les impératifs environnementaux via une gouvernance qui n’est pas suffisamment environnementale. Nous constatons trop souvent que la voix des acteurs dits faibles comme la petite pêche professionnelle continentale et estuarienne n’est pas suffisamment entendue alors que ces acteurs sont ceux qui ont impérativement besoin de la bonne santé des écosystèmes naturels pour leur survie et avenir, écosystèmes surexploités par de trop nombreux usages. Il ne sert à rien de continuer à affaiblir cette activité dont nous avons besoin, au nom d’un soi-disant « principe de précaution » si parallèlement nous ne sommes pas capables de faire le nécessaire pour restaurer nos écosystèmes aquatiques et arrêter de se servir sans discernement des biens et des services de l’environnement pour des activités urbaines, industrielles, agricoles et touristiques. Cette politique qui prend trop souvent la pêche professionnelle comme une variable d’ajustement n’a conduit qu’à une détérioration de nos environnements aquatiques marins et continentaux. Ceci n’est pas commun à la France et on le constate partout en Europe et ailleurs dans le monde. C’est pour cela que la société franco-japonaise d’océanographie s’est associée à cette rédaction et édition.
Propos recueillis par