Patrick Prouzet, chercheur et responsable de programmes à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) pendant plus de 35 ans, est un des spécialistes reconnus des poissons migrateurs amphihalins. Il préside aujourd’hui la société franco-japonaise d’océanographie et est l’auteur du Livre blanc sur l’anguille européenne : pour une filière responsable dans un contexte socio-économique durable, publié au printemps dernier. Interview.
Comment est née l’idée de ce Livre blanc ?
Le livre blanc est un des objectifs qui a été, dès le départ, prévu par l’association française pour la promotion de l’anguille responsable (AFPMAR) créée en janvier 2023. Le principal objectif de cette association, forte de l’adhésion d’environ 200 entreprises de pêche maritime et continentale, était de créer une marque pour mettre en valeur les actions effectuées par les professionnels de la pêche et du mareyage dans le domaine de l’exploitation, de la gestion et de la restauration de l’espèce. Tout ceci en liaison avec les structures officielles de la pêche et du mareyage, Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM), Comité national de la pêche professionnelle en eau douce (Conapped), union du mareyage français (UMF) et Association pour le repeuplement de l’anguille en France (Ara France) dont l’AFPMAR est membre.
Nous en avions plus qu’assez de voir les documents officiels, scientifiques et techniques utilisés de manière détournée et peu objective par de nombreuses organisations non-gouvernementales soi-disant environnementales pour en définitive « casser du pêcheur professionnel » sans discernement. Même certaines structures de défense de la filière anguille européenne présentaient uniquement la pêche civelière française au travers de faits divers centrés sur le trafic illégal de civelles sans mettre en valeur la rigueur des suivis effectués, la traçabilité du secteur de la pêche et du mareyage, les actions de repeuplement entreprises en France ou les combats incessants contre la dégradation des écosystèmes aquatiques.
Civelles, anguilles jaunes et anguille argentée
Techniques de pêche de l’anguille à ses différents stades : au verveux pour l’anguille jaune, au tamis pour la civelle, au guideau pour l’anguille argentée
À qui est-il destiné ?
Ce livre est, en premier, destiné à tous ceux qui veulent se faire une idée objective sur la situation de l’anguille en France et en Europe et des facteurs humains qui agissent sur son devenir. Il s’adresse bien évidemment à nos élus pour leur indiquer entre autres, le déséquilibre qu’il y a entre la façon dont sont traités les pêcheurs professionnels, défenseurs objectifs de la préservation de nos milieux aquatiques sans laquelle leur activité n’est pas possible et les autres usages qui, il faut bien le dire, ont pillé, sans trop de contraintes, les écosystèmes aquatiques pour des surfaces à conquérir ou pour l’eau qu’ils contiennent et non pour la productivité qu’ils génèrent. Ceci est constaté en France par de nombreux rapports parlementaires et plus largement à l’échelle de l’Europe par l’Agence européenne de l’environnement. Ces principales références sont reprises dans l’ouvrage. Il s’adresse enfin à une administration qui ne peut continuer à considérer la gestion de ces poissons migrateurs avec une approche sectorielle qui considère la pêche comme une variable d’ajustement aux dépenses de nature faites par de nombreux usages. Certes c’est plus simple, mais cela n’a pas marché avec ce type de poissons et ne marchera pas pour atteindre l’objectif assigné par le règlement anguille. On ne peut ici simplifier la gestion de ce type d’espèces comme on le fait pour des espèces purement marines comme le thon rouge par exemple, espèce pour laquelle la pêche est la seule variable d’ajustement. Ce n’est pas le cas pour l’anguille où l’un des problèmes majeurs est la continuité écologique et la surface d’habitats disponibles qui agissent fortement sur sa mortalité et là, on peut agir. Enfin, cet ouvrage ne se contente pas de dénoncer cette absence de gestion globale et de prise en compte des contraintes socio-économiques qui pèsent lourdement sur l’avenir de cette filière, mais propose des solution réalistes pour permettre notamment au secteur de la pêche de pêcher modérément, mais de valoriser mieux afin que le secteur de la pêche ne soit pas le seul à payer l’ardoise de la dégradation environnementale, ce qui est le cas actuellement.
Vous indiquez en introduction que l’objectif de ce Livre blanc est : « de bien analyser le peu d’éléments que nous possédons sur l’abondance de l’anguille à l’échelle de son aire de répartition en s’appuyant sur les documents présentés dans les rapports nationaux les plus récents fournis au Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM) et à la Commission générale des pêches en Méditerranée (CGPM) qui ne sont que très peu pris en compte dans les recommandations finales soumises à la Commission Européenne par ces deux structures d’expertises ; de montrer aussi la faiblesse des bases de données sur lesquelles s’appuient ces avis et qui ne prennent que pas ou peu en compte, les informations pourtant précises fournies par les acteurs de la filière anguille. » Comment expliquez-vous que ces éléments soient peu, voire ne soient pas pris en compte ?
Nous avons voulu partir d’éléments factuels et notamment des expertises effectuées par les deux structures de Conseil de l’Europe en matière de gestion des pêches maritimes, le Conseil international pour l’exploration de la mer (Ciem) pour l’ensemble de la façade atlantique et la Commission générale des pêches en Méditerranée (CGPM) pour le bassin méditerranéen. C’est notamment sur ces bases que la Direction générale des affaires maritimes et de la pêche (DGMARE) prend ses décisions en matière de totaux autorisés de captures (Tac) et de quotas (quantités allouées pour une zone ou un métier). En 2021, le groupe de travail anguille du Ciem a dit qu’il n’avait pas les éléments de base pour évaluer cette population d’anguille et compte tenu de la tendance de l’indicateur relatif du recrutement estuarien en civelles, il conseillait par « application de l’approche de précaution » de ne pas pêcher du tout, même pour alimenter le repeuplement en anguille qui est un des éléments de base des plans de gestion anguille en Europe. Soyons clair, en langage commun cela s’appelle « botter en touche » ou « donner sa langue au chat ». Cela n’aide en rien les gestionnaires alors que des éléments concrets existaient. La CGPM, sans plus de données et sans autre évaluation, a repris ce conseil en demandant de réduire fortement toute pêche de l’anguille dans le bassin méditerranéen. Ce qui est dommage dans ces expertises, c’est qu’encore une fois, peut-être moins pour la CGPM, la vision reste tout à fait sectorielle avec des calculs qui ne se font que dans un cadre de diminution voire d’arrêt de l’exploitation et sans prise en compte de l’impact de la restauration des habitats ou de la diminution de l’empreinte écologique des autres usages, notamment les barrages très nombreux en Europe ou sur le pourtour du bassin méditerranéen. Pourtant de nombreux éléments pertinents existent dans ces rapports et notamment les éléments apportés par les différents pays contributeurs de ces rapportages nationaux. J’en citerais quelques-uns, pour exemple, relatés dans Le livre blanc : en Angleterre, au Pays de Galles ou en Allemagne, la mortalité engendrée par les centrales hydroélectriques est d’environ la moitié de celle engendrée par la pêche de l’anguille ; le projet européen Sudoang évalue le nombre de barrages présents dans les rivières au Portugal, Espagne et France à plus de 100 000, constructions responsables de la perte de 80 % de l’habitat de cette espèce ; le rapport du CGPM de 2023 signale que seulement le tiers des surfaces potentielles colonisables par l’anguille le sont de manière naturelle. Ce n’est pas en restreignant seulement la pêche professionnelle que l’on arrivera à restaurer, au niveau souhaité par le plan de gestion, cette espèce. Cela semble une évidence qu’il n’est plus besoin de démontrer.
Apportez-vous des éléments nouveaux ? Et si oui, lesquels ?
Tout d’abord, Le livre blanc dénonce aussi le fait que dans le cadre du « principe de prévention », on n’utilise pas les meilleures données disponibles, ce qui est contraire à ce principe contenu dans la charte de l’environnement, partie intégrante du bloc constitutionnel français. Depuis 2005, les séries des captures par sortie effectuées par la pêche professionnelle ne sont plus utilisées pour l’évaluation du recrutement sur la Loire, sur le bassin de la Gironde, en Garonne, en Dordogne et sur l’Adour. Et pourtant ces données sont disponibles et précisément répertoriées par la profession et transmises à une administration qui ne semble rien en faire sauf à fournir des renseignements à l’Europe pour encore plus restreindre les périodes de pêche. Ces données utilisées sur l’Adour montrent que depuis la mise en place du règlement anguille, le recrutement estuarien en civelles a significativement augmenté depuis la saison 2013. La saison 2023-2024 a été caractérisée par des remontées exceptionnelles : plus de 5 kg/sortie en moyenne sur l’Adour, c’est-à-dire des niveaux de captures analogues à ceux que l’on observait à la fin des années 1980. Sur La Loire, les captures par sortie sont le double de celles que l’on estimait sur cet estuaire durant le début des années 2000. Il est dommage que l’indicateur utilisé par le Ciem pour mesurer l’intensité du recrutement estuarien ne prenne pas en compte ces informations. La sensibilité de cet indicateur reste à questionner sur la détection d’un accroissement du recrutement quand on sait que l’on se passe des données des principales pêcheries françaises depuis 2005 et que l’indicateur est construit à partir d’un mélange de séries récoltées sur des sites situés en Atlantique et en Méditerranée dont la représentativité est encore à valider. Dans tous les cas, le groupe de travail ne mesure pas la hausse significative du recrutement avec ce type d’indice, alors que cela est clairement observé sur les principales pêcheries françaises. Ceci est bien dommageable car c’est une des seules données concrètes que l’on peut fournir à court terme.
« En Angleterre, au Pays de Galles ou en Allemagne, la mortalité engendrée par les centrales hydroélectriques est d’environ la moitié de celle engendrée par la pêche de l’anguille. » Patrick Prouzet
Existe-t-il d’autres exemples d’une gestion identique sur une, d’autres espèces ?
L’efficacité d’une approche globale a été montré sur les salmonidés migrateurs en Bretagne et en Adour. A contrario, le seul arrêt de la pêche en Loire n’a pas permis de maintenir la population de saumons même avec des efforts de repeuplement conséquents. En Bretagne et sur l’Adour, l’amélioration à la fois de la continuité écologique permettant l’accès à des frayères de meilleure qualité a été un facteur déterminant pour le maintien voire l’augmentation de ces populations tout en conservant une exploitation par pêche professionnelle et de loisir. La diminution des populations constatée à l’échelle de l’Atlantique nord est, par contre, un problème préoccupant qui semble lié à des modifications des conditions environnementales au niveau océanique. Il est encore trop tôt pour l’affirmer, mais il faudra rester vigilant. Pour l’anguille, les principaux facteurs ont été identifiés: pêche, continuité écologique, perte d’habitats, dégradation de la qualité de l’eau. Seule la pêche a minimisé son empreinte écologique, les autres usages non et parfois l’ont même majoré. Il faudra donc faire feu de tout bois : repeupler, coloniser et re-coloniser les zones humides, mieux les gérer en utilisant à la fois les savoirs et savoir-faire des pêcheurs qu’ils soient de loisir ou commerciaux. Nous ne savons pas avec certitude si l’accroissement significatif du recrutement estuarien dans le golfe de Gascogne (là où l’accroissement doit se faire sentir en premier) est lié aux contraintes exercées sur la pêche et sur les efforts de repeuplement, mais ce que nous savons c’est qu’ils ne sont certainement pas liés à l’amélioration de la qualité et de l’accessibilité des habitats. Si cela n’est pas fait dans les prochaines années avec sérieux, ce qui n’est pas le cas actuellement, il est à craindre que l’accroissement du recrutement estuarien tel que nous le détectons actuellement ne donnera pas toute la récolte attendue et cela sera encore aux détriments des acteurs qui vivent de la productivité de la nature.
Avez-vous déjà eu des réactions ?
Ce Livre blanc a été présenté aux représentants des structures officielles de la pêche qui l’ont validé ainsi qu’Ara France. C’est important car ce message est maintenant le leur.
Des pêcheurs professionnels et du mareyage soutiennent cette initiative et adhèrent en nombre à l’association qui est là pour mettre en valeur leurs activités : produire localement, veiller à l’environnement et gérer de manière responsable. L’AFPMAR a dans son bureau à la fois des pêcheurs maritimes et des pêcheurs fluviaux, mais aussi des mareyeurs de divers bassins. La représentation géographique est également élargie par des administrateurs par unité de gestion anguille (UGA) afin de mieux faire passer l’information et dynamiser le réseau d’acteurs.