La grande alose
Les aloses appartiennent à la famille des clupéidés (comme le hareng, le sprat et la sardine). L’alose vraie (Alosa alosa), plus communément dénommée grande alose, fréquente les grands et plus petits fleuves ouverts sur l’océan Atlantique et la Manche. Le Rhin, lui, qui n’en accueille plus que de faibles populations, fait l’objet d’opérations de réintroduction en Allemagne.
La robe de la grande alose arbore de magnifiques reflets métallisés bleus, mauves et verts, tout en contrastes avec le blanc nacré de son ventre.
Il ne faut pas la confondre avec ses deux cousines présentes sur le territoire français : l’alose rhodanienne et l’alose feinte atlantique.
Adulte, c’est-à-dire entre les âges de 3 à 8 ans, une grande alose mesure, en moyenne et selon les bassins, de 50 à 60 cm pour 1,4 à 1,8 kg. Exceptionnellement, elle peut atteindre, en France, une taille de 70 cm pour un poids de 5 kg. Les femelles sont plus grandes que les mâles.
Il existe plusieurs populations de grandes aloses, chacune rattachée à un cours d’eau. En effet, lorsqu’en mars, les aloses quittent la mer, c’est pour rallier le fleuve ou la rivière où elles sont nées. Certaines d’entre elles accompliront jusqu’à 600 km jusqu’aux zones spécifiques où elles frayeront. En règle générale, la période de reproduction s’ouvre à la mi-mai pour s’achever à la mi-août.
Il faudra toutefois que les exigences de température d’eau soient remplies. Un minimum de 18 °C est nécessaire pour déclencher le processus de frai.
Bulls
La ponte est nocturne et très bruyante. La grande alose effectue une danse nuptiale pour le moins tapageuse et aux sons très caractéristiques. Ce phénomène est appelé « bull » par les scientifiques, spécialistes de l’alose. Ils profitent d’ailleurs de ce moment pour installer un dispositif d’enregistrement à proximité immédiate des frayères afin de compter le nombre d’individus présents. Les femelles, très fécondes, pondent entre 100 000 et 250 000 œufs par kg. La plupart des adultes meurent après avoir rempli leur rôle de géniteur. Après 4 à 8 jours d’incubation, et à condition que l’eau fasse 17 °C, les œufs éclosent. Les alosons se mêlent alors aux ablettes, restant aux abords des frayères, le temps d’être suffisamment grands pour entamer, en banc, leur migration vers la mer, à la fin de l’été et au début de l’automne.
Des œufs aux alosons
La descente dure de trois à six mois. L’hiver venu, les aloses prennent ensuite leurs quartiers maritimes. Elles s’y installent durablement en attendant l’âge de la maturité sexuelle qui intervient entre 3 et 8 ans. Jusqu’à l’âge de 3 à 4 ans, elles ne s’éloignent jamais du plateau continental, évoluant dans des eaux où la profondeur est comprise entre 70 et 300 m. Les individus, qui entameront leur migration de reproduction à un âge plus avancé, poursuivent probablement leur croissance plus au large.
Course d’obstacles
Les conditions du milieu influent sur les reproductions. Les stocks de populations peuvent ainsi varier d’une façon importante d’une année sur l’autre. Les niveaux d’eau lors de la montaison jouent un rôle primordial. Si l’eau est trop basse, un seuil de pont mis à découvert peut couper la route à des milliers de géniteurs. L’alose est, en effet, la moins sportive des poissons migrateurs. Elle est incapable de franchir une paroi verticale haute comme un trottoir. Qu’à cela ne tienne, les aloses peuvent alors tenter, bon gré mal gré, de frayer en aval d’un petit obstacle. Le succès de la fécondation dépend alors des caractéristiques de la frayère improvisée. Il faut une plage tapissée de gros graviers, enserrée entre, en amont, une zone profonde et, en aval, une zone peu profonde à courant rapide.
Les récentes observations tendent à montrer que la grande alose est souvent contrainte de déroger à ses exigences de reproduction. De nouveaux sites de frayères, très en aval de ceux habituellement fréquentés, ont ainsi été recensés. Les scientifiques émettent donc l’hypothèse d’une « mutation » d’adaptation liée à la présence depuis un demi-siècle des grands barrages hydro-électriques.
Même si, dans les années 1990, elle a pleinement profité des aménagements de barrages réalisés dans le cadre du plan de restauration des poissons grands migrateurs, la grande alose souffre toujours des nuisances anthropiques (navigation, extraction de granulats, obstacles à la migration).
Les passes à poissons ont été conçues pour elle, pour qu’elle puisse les franchir. Sur la Garonne, la construction, dans ces mêmes années, d’un ascenseur à poissons sur le barrage de la centrale nucléaire de Golfech permettait le passage vers l’amont de quelque 100 000 aloses. Mais toutes ne comprennent pas la subtilité de la « cabine » qui prend les voyageurs à intervalles réguliers…
Chair délicieuse
Une fois dans l’assiette, la grande alose est absolument excellente. Sa chair est un délice. Mais il est vrai que ses qualités culinaires se méritent. Le poisson ne dévoile toute l’étendue de son potentiel gustatif qu’aux amateurs. Ils sont de deux sortes : ceux qui ont la technique pour y ôter les nombreuses arêtes car ils savent exactement où elles se trouvent et ceux qui n’ont pas cette connaissance mais qui s’arment de patience. La récompense pour le palais est bien au-delà du travail de fourmi fourni ! Les restaurateurs qui ont la science du « désarêtage » n’hésitent jamais à la proposer sur leur carte. Satisfaction garantie !
Paradoxalement, la grande alose est peu connue, les régions où elle se pêche absorbant toute la production. Les aloses sont également recherchées par les pêcheurs de loisir.
Grande alose ? Ou alose feinte ?
Hormis la taille et les tâches parfois sans équivoque, les différences entre les deux aloses ne sautent pas aux yeux. Les scientifiques n’ont fait la distinction patronymique qu’au début des années 1950. Mais à regarder les écailles d’un peu plus près, on aperçoit qu’elles paraissent, chez la grande alose, éparpillées, disposées d’une façon aléatoire, tandis que celles de l’alose feinte sont organisées en ligne de manière plus rigoureuse. Si un doute subsiste, le pêcheur s’attardera sur les branchiospines (peignes disposés sur la partie antérieure des arcs branchiaux). S’ils se touchent quand on les rapproche, il s’agit d’une grande alose. Les branchiospines de l’alose feinte sont trop rigides pour se rejoindre. Grande alose et alose feinte peuvent s’hybrider, mais leur progéniture est le plus souvent stérile.
Les aloses feintes
Deux souches d’alose feinte fréquentent les cours d’eaux français :
- L’alose feinte atlantique (Alosa fallax fallax) est abondante dans les grands et plus petits fleuves de la façade atlantique (Loire, Gironde, Garonne-Dordogne, Charente) et de la Manche.
- L’alose feinte du Rhône (Alosa fallax rhodanensis) est couramment appelée « de Méditerranée » car si elle remonte dans le Rhône, elle fréquente aussi les fleuves et rivières du pourtour méditerranéen. Celle-ci jouit d’une espérance de vie de deux ans supérieure à celle de sa « sœur » de l’Atlantique (8 ans contre 6 en moyenne). Elle est aussi d’une plus belle taille, affichant un bon 10 cm de plus, ce qui lui accorde une stature équivalente à celle de la grande alose.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, elle remontait le Rhône, rejoignait le lac du Bourget et s’éparpillait dans quelques affluents du fleuve, Saône, Isère, Ardèche et Gard. Mais vint le temps des grands barrages et des obstacles infranchissables ! Aujourd’hui, l’alose feinte de Méditerranée est essentiellement présente dans les parties aval de l’Aude, du Rhône, de la Cèze, de l’Orb et de l’Hérault. Le Tavignano corse l’accueille également.
Migrations de printemps
Contrairement à d’autres migrateurs, les aloses feintes entament leur migration de reproduction en direction des eaux douces à partir du printemps. Elles sont alors âgées de 2-3 ans pour les mâles et de 4 ans en moyenne pour les femelles. Leurs zones de frai sont, en général, situées plus en aval que celles de la grande alose. Sur le bassin de la Loire, elles remontent sur 250 km vers l’amont jusqu’à leurs frayères situées sur la Vienne. Sur le Rhône, la présence des barrages ne leur autorise qu’une migration de 180 km pour l’instant. Le processus de reproduction de l’alose feinte est lui aussi soumis à des conditions de température d’eau. Il ne peut pas se déclencher dans une eau à moins de 10-15 °C. Leur comportement « d’accouplement » est similaire à celui de la grande alose. Elle aussi fait des « bulls ». Une femelle pond entre 85 000 et 150 000 œufs par kg. Elle peut le faire plusieurs fois au cours de sa vie. Les œufs incubent de trois à cinq jours. L’éclosion nécessite une eau comprise entre 17 et 18 °C. Dès le début de l’été, les alosons entament leur dévalaison. En un ou deux mois, ils atteignent les zones d’estuaire où ils séjourneront pour certains durant trois ans. À l’automne, les alosons feintes rejoignent enfin la mer, mais ne s’éloignent guère des côtes, leurs zones de prédilection étant situées sur des fonds inférieurs à 20 m de profondeur.
L’alose feinte est une espèce indicatrice de la santé des milieux. La dégradation de la qualité des eaux et des environnements naturels a un impact considérable sur ses stocks. Sur le Rhône, elle est au cœur d’un programme d’actions pour la conservation et la restauration des populations. En Adour, elle fut longtemps l’espèce la plus débarquée. Entre 1902 et 1912, les captures annuelles des marins-pêcheurs variaient de 60 à 150 tonnes.
Les deux aloses feintes savent aussi titiller la fibre combative du pêcheur sportif. Dans les départements du Bas-Rhône des « safaris aloses » sont organisés.
Caviar d’aloses
Comme la grande alose, sa commercialisation est locale, voire micro-locale et ne dure que deux mois. Au niveau national, elle s’échelonne de mars à juin. Réservée aux initiés, la chair des feintes est moins fine que celle de la grande alose. Une petite alose feinte donnera l’impression d’avoir encore plus d’arêtes. Les amateurs la choisiront donc de belle taille et fort dodue. Mais certains d’entre eux délaisseront sa chair car ce sont ses œufs qui sont son véritable trésor gastronomique. « La coque de couvert » en Loire ou les « œufs de gattes » en Gironde ravissent les papilles des gastronomes locaux.