Environnement

Le gobie à tache noire, petit poisson colonisateur

12 février 2019

Entretien avec Laurence Masson, étudiante en doctorat à l’université Trent à Peterborough, en Ontario, (Canada), sous la direction du Pr. Michael Fox, spécialiste de l’écologie des poissons, et de l’adaptation et des conséquences de la présence d’espèces exotiques sur les milieux aquatiques. Son sujet de recherche porte sur la biologie du gobie à tache noire.

Quels sont vos axes de recherche ?

Je n’étudie pas directement l’impact de l’espèce sur les systèmes aquatiques. Ma recherche vise à comprendre les caractéristiques biologiques du gobie à tache noire qui permettent son expansion et l’invasion de nouveaux milieux. Une partie de ma thèse s’intéresse aux changements des traits biologiques de ce gobie, survenant sur une courte échelle temporelle et spatiale, entre les zones envahies et celles où l’espèce s’est récemment établie. Je cherche à comprendre, par exemple, comment évoluent l’énergie allouée à la reproduction (fécondité, âge à maturité), à la croissance (croissance saisonnière, taille à maturité…) le long d’une route d’invasion. La deuxième partie de ma thèse vise à développer une méthode qui permettrait de détecter le gobie à tache noire au niveau de son front d’invasion et tenter de limiter, voire bloquer son expansion. De nouvelles techniques en biologie moléculaire permettent l’identification de séquences d’ADN spécifiques d’espèces cibles. Par conséquent, l’échantillonnage de substrat dans l’environnement (dans mon cas, d’eau), l’extraction d’ADN de ces échantillons suivie des analyses appropriées, permettent de détecter l’éveentuelle présence de l’espèce dans cet environnement, avec plus de précision que les méthodes plus communes (pêche électrique et autres). Ma recherche consiste à « adapter » cette technique au gobie à tache noire.

D’où vient ce petit poisson et où va-t-il ?

Le gobie à tache noire est originaire des mers Noire et d’Azov1. Introduit en Amérique du Nord, il est rapidement devenu invasif. Son aire d’expansion en Europe atteint progressivement l’Europe de l’Ouest où il devient également invasif. Dans son aire d’origine, les gobies à tache noire y sont plus gros et semblent représenter un produit alimentaire assez commun. En revanche, en Amérique du Nord, à ma connaissance, il n’est pas considéré comme un poisson consommable, et n’est de fait que rarement consommé.
Le gobie appartient toutefois à une large famille de poissons dont certaines espèces marines, font l’objet, en Espagne notamment, d’une exploitation pour la consommation humaine.

Que sait-on d’ores et déjà de ses éventuels impacts sur les écosystèmes ?

Le gobie à tache noire se nourrit ponctuellement d’œufs et parfois aussi de jeunes et de petits poissons. Cependant, son impact sur les communautés de poissons ne se résume pas à cela. C’est une espèce très agressive, de grande taille pour une espèce benthique, et qui par conséquent, impose une compétition supplémentaire entre les espèces. Ainsi, il chasse d’autres poissons de leur abri pour prendre leur place, se protéger des prédateurs ou y construire son nid pour la reproduction.
Le gobie est également un compétiteur redoutable lorsqu’il s’agit de nourriture. La voracité constitue sans doute sa perturbation majeure. En effet, il est connu pour épuiser très rapidement les ressources en proies, en raison non seulement de son agressivité, mais aussi à cause de l’augmentation très rapide de la densité de ses populations, dès les premiers mois de sa colonisation dans un nouvel environnement.
En Amérique du Nord, des études ont été conduites sur les conséquences de l’arrivée, dans la chaîne alimentaire, des espèces invasives telles que la moule quagga, la moule zèbrée et le gobie à tache noire. Les moules quagga et zèbrée filtrent l’eau pour se nourrir et ainsi absorbent les toxiques présents dans l’eau. Elles ont la même zone d’origine que le gobie à tache noire Dans leur milieu originel et dans leur zone d’introduction, elles sont des proies pour le gobie. Étant lui-même consommé par des poissons prédateurs, il expose l’homme à la remontée des toxiques via la chaîne alimentaire.

Qu’en est-il de l’invasion du gobie à tache noire dans la Moselle ?

Une étude est actuellement en cours sur cette rivière. Grâce à une collaboration de recherche internationale (universités de Trent au Canada, de Lorraine et de Strasbourg2) ainsi qu’à l’aide et au soutien des fédérations départementales de pêche et de protection des milieux aquatiques de Moselle et de Meurthe-et-Moselle, nous connaîtrons l’évolution du front d’expansion de ce gobie dans la Moselle ainsi que les changements biologiques graduels qui favorisent cette dissémination. La rapidité avec laquelle sa population se répand et la présence d’un réseau dense de canalisations qui desservent la région laissent penser que ce petit poisson rejoindra la Meuse, la Marne puis la Seine, mais aussi la Saône puis le Rhône dans les prochaines années. Malheureusement, le gobie n’a pas encore été reconnu comme espèce nuisible, donc son transport n’est pas interdit, ce qui contribue très probablement à l’expansion de l’espèce.

Les eaux du Rhin accueillent non seulement le gobie à tache noire, mais aussi le gobie demi-lune et le gobie de Kessler. Sait-on laquelle de ces espèces est la plus représentée ?

Je ne peux pas vous dire avec certitude quelle espèce est la plus présente en Moselle ou dans le Rhin – les pêcheurs en ont sans doute une meilleure idée que moi. Le gobie demi-lune et le gobie de Kessler seraient arrivés dans la région avant le gobie à tache noire. Le gobie demi-lune n’a pas les mêmes capacités de propagation que les deux autres espèces, il y a par conséquent de fortes chances que cette espèce reste discrète. Je serais ensuite tentée de dire que le gobie à tache noire est l’espèce qui a actuellement les plus fortes densités de population, et est celle qui va continuer à proliférer le plus.

1. Mer intracontinentale bordée à l’ouest par l’Ukraine et à l’est par la Russie.

2. Dr. Gérard Masson (LIEC, université de Lorraine), Pr. Jean-Nicolas Beisel (ENGEES, LIVE, université de Strasbourg).

Propos recueillis par