Originaire du delta du Dniepr, ouvert sur la mer Noire, la moule quagga de la famille des dreissènes, colonise les lacs Léman et du Bourget depuis le milieu des années 2010. Petit portrait de cette espèce exotique envahissante sous surveillance.
« J’ai entendu plein de choses dessus sans aller vérifier les sources. Mais ce qui est sûr, c’est que depuis son apparition, il y a 3 ans, elle a envahi le lac Léman en entier, de 0 à 100 mètres de profondeur, zone sableuse, rocailleuse, argileuse, absolument partout. Bois, écrevisse, autre moule autochtone comme l’anodonte qui a totalement disparu, le moindre grain de sable lui sert de support. Donc elle peut vivre partout. Les filets et les nasses en sont couverts. Tu immerges n’importe quoi dans l’eau quelques jours et tu le relèves plein de moules. Aujourd’hui, il y a un matelas de 10 à 20 centimètres de coquilles au fond du lac, absolument partout. » raconte Michaël Dumaz, président des pêcheurs professionnels des lacs alpins. Elle a également pris ses quartiers dans les eaux du lac du Bourget, plus au sud. Mais nullement, pour l’instant, dans celles du lac d’Annecy, à mi-chemin des deux étendues précédemment citées. C’est de la moule quagga, Dreissena rostriformis bugensis, dont il s’agit là, espèce exotique envahissante, très proche cousine de Dreissena polymorpha, la moule zébrée, présente, elle, dans les eaux des cours d’eaux français depuis les années 1820, et colonisatrice de ces mêmes étendues lacustres à partir du milieu du XXe siècle.
Invasion orientale
Les premières observations de quagga dans les eaux du Léman, des spécimens âgés de 2 ou 3 ans au regard de leur taille, remontent à 2015. Originaire du delta du Dniepr, fleuve ukrainien se jetant en mer Noire, le mollusque a classiquement caboté en bateau, « byssussé » ferme aux coques ou balloté à l’état larvaire dans les ballasts, de canal en port fluvial, via le cas échéant de transits routiers, jusqu’au Léman. Son actuelle omniprésence lacustre a conduit la commission internationale pour la protection des eaux du Léman (Cipel) à demander à Jean-Nicolas Beisel, scientifique à l’École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg (Engees) et chercheur associé au laboratoire Image ville environnement du centre national de la recherche scientifique (CNRS), de dresser un état des lieux de son écologie, « un travail de synthèse bibliographique, en insistant sur les spécificités de la moule quagga par rapport à la moule zébrée, pour mettre en place ensuite un protocole de surveillance et de suivi » précise Frédéric Soulignac de la Cipel.
D’une moule à l’autre
« Il existe une abondante littérature sur les dreissènes, et particulièrement sur la zébrée, venue elle aussi de mer Noire et de Caspienne. Mais il n’est pas possible de caler pile-byssus* les connaissances que l’on a d’elle sur le fonctionnement écologique de la quagga. Il y a autant de différences entre les deux espèces qu’entre une poire et une pomme » indique Jean-Nicolas Beisel, biologiste passionnément versé dans l’étude des moules d’eau douce depuis le milieu des années 1990. La quagga se satisfait volontiers des étendues d’eau profondes, se reproduit bien dans les eaux froides et n’a pas besoin, semble-t-il encore, de beaucoup de nourriture. En eaux moins profondes, point de quagga sans zébrée, selon nombre d’observations. Et dans ces milieux, les deux cohabitent en harmonie, la première n’excluant jamais la seconde. « Et à ma connaissance, la quagga ne s’est jamais installée dans un lac sans qu’il n’y ait eu au préalable une colonisation par la zébrée. On pense aujourd’hui que la quagga profite des conditions de milieux créées par sa cousine. » suggère Jean-Nicolas Beisel.
Cage immergée dans le Léman pendant une semaine à 50 mètres de profondeur au cœur de l’hiver. « En été, par 20 mètres de fond, la colonisation de la quagga est trois fois plus importante » indique Michaël Dumaz. ©Antoine Nottré
Gobie gobeur
Là où quagga s’étale, les eaux se font « cristallines. Il y a de moins en moins de plancton dans l’eau et cela se ressent sur le comportement du poisson planctonophage. » constate Michaël Dumaz. « On a effectivement l’impression d’eaux plus claires. Mais aucune mesure scientifique n’a encore été réalisée pour le confirmer » précise Frédéric Soulignac. Pour Jean-Nicolas Beisel, il est classique que la surabondance d’espèces exotiques modifie le milieu autochtone. « La moule quagga filtre toute la journée pour respirer. Elle ingère donc du plancton en très grandes quantités. Mais tous ces micro-organismes ne sont toutefois pas consommés dans leur totalité. Quagga en rejette sous forme de détritus, résidus qui font le bonheur d’espèces détritivores, petits crustacés notamment. On a aussi observé, dans les secteurs ainsi colonisés, l’apparition de populations de gobies à taches noires, compatriotes est-européen et prédateurs de la quagga, qui « la gobent avant de recracher un peu plus tard la coquille vide » décrit Jean-Nicolas Beisel. Nulles traces, pour l’instant, de ces gobies, ni dans le Léman, ni dans le Bourget. « Les perches, les gardons et les ombles en sont des consommateurs occasionnels, “de bon coeur” ? Je n’en sais rien. » s’interroge Michaël Dumaz.
Bivalve occlusif
Dans le Léman, quagga a fait son nid et enquiquine, les pêcheurs certes, mais aussi grandement les distributeurs d’eau potable, obstruant pompes et canalisations. À l’instar des autres moules d’eau douce, réservoirs d’innombrables agents pathogènes, une exploitation commerciale et une mise à l’étal sont exclues. Faute de pouvoir la déloger, « mission impossible » pour le chercheur strasbourgeois – collecte massive inimaginable dans de grands milieux tels que le Léman et quelques spécimens pouvant à eux seuls se multiplier à l’infini – comment freiner sa prolifération ? Quelques recommandations ont été édictées. D’autres naîtront peut-être de la copie que rendra Jean-Nicolas Beisel en mai prochain…
* pile-poil