Le plus grand des lacs de plaine
Depuis 1980, le lac de Grand-Lieu, plus grand lac de plaine de France, est une réserve naturelle nationale. Un classement respectueux des dernières volontés de son avant-dernier propriétaire, le parfumeur Jean-Jacques Guerlain. Son testament exigeait également qu’y perdure la pêche professionnelle. Elle est, depuis novembre 2017, reconnue comme une activité patrimoniale. Fabrice Batard, 44 ans, l’un des sept pêcheurs professionnels de Grand-Lieu, capture anguilles et écrevisses exotiques. Embarquement.
S’il n’avait pas décroché une place sur le lac de Grand-Lieu, c’eût été la fin. « J’aurais arrêté la pêche » dit-il. Fabrice Batard a retrouvé sa sérénité. Oubliées les années de galère sur la Maine (Maine-et-Loire), rivière de ses débuts de pêcheur professionnel en eau douce. Un lieu de pêche à 150 kilomètres de son domicile de Saint-Hilaire-de-Chaléons, en Loire-Atlantique. « Je pêchais que dalle. Non pas parce qu’il n’y avait pas de poissons. Mais il aurait fallu que j’habite sur place. Je ne suis même pas sûr d’avoir réussi à rembourser le matériel que j’avais acheté » dit-il. Il lui arrivait de dormir dans son camion pour éviter les vols ou les dégradations de ses engins de pêche. Et le lot qu’il exploitait sur la Loire, dans les mêmes temps, ne suffisait pas à nourrir son homme.
Et vogue la nouvelle vie lacustre
Numerus clausus lacustre
Sur le lac, les places sont chères. L’étendue d’eau a son numerus clausus. Depuis 2006, pas plus de sept pêcheurs à la fois – ils étaient 120 en 1920, 21 en 1967 -, liés par leur adhésion à une coopérative, constituée en 1907. C’est elle qui coopte tout prétendant. « La priorité est accordée aux enfants de pêcheurs déjà installés » précise Fabrice Batard. Et aux pêcheurs habitant à Passay ou dans les communes jouxtant le lac. Lui a posé sa candidature en 2009. Ses collègues lui attribuaient son droit de pêche en 2014. Le voici désormais « Passis », du nom donné à la communauté des pêcheurs résidant traditionnellement à Passay. Fabrice Batard rachetait les engins de pêche de son prédécesseur. Bye, bye la Maine. Et vogue sa nouvelle vie lacustre !
Aux commandes de sa plate en alu, 6,99 mètres de long, équipée d’un moteur de 30 chevaux – puissance maximale autorisée sur le lac -, il file plein gaz sur les eaux paisibles. La température des premières heures de jour de ce chaud mois de juillet est douce. Son port d’attache d’été, à Passay, bout de village de la commune de la Chevrolière, une des deux portes d’accès au lac, s’éloigne puis disparaît. L’horizon n’est plus que roselières. Seule la silhouette d’un échassier se dessine dans un ciel bleu. Grand-Lieu est le plus grand lac de plaine de l’Hexagone. En hiver, ses eaux, alimentées par l’Ognon et la Boulogne, s’étendent sur quelque 6 300 hectares, deux fois moins en été. « Au début, j’avais du mal à me repérer. » raconte Fabrice Bâtard. Les clochers des églises des communes enserrant le lac, Bouaye, au nord, Saint-Mars-de-Coutais, à l’ouest, Saint-Lumines-de-Coutais au sud, lui donnèrent ses marques. Il y navigue désormais comme dans son jardin.
Au parfum de Guerlain
La surface se nappe soudain de nénuphars. Un étroit sillon les strie. Une voie tracée par les pêcheurs. La plate s’y engouffre. « Si tu t’en écartes, les racines des nénuphars ont vite fait de bloquer ton hélice et, si tu forces, tu peux facilement y laisser un moteur. » explique Fabrice Batard. Dans les zones de hauts-fonds – les hauteurs d’eau du lac, selon les saisons et les endroits, varient de 1,40 m à 2,50 m – les tapis de nénuphars, à la croissance grandement stimulée quand les températures grimpent, s’épaississent. Les sillons ont alors une propension à se colmater. « Tu verras tout à l’heure, je dois prendre de l’élan pour que la plate passe » annonce Fabrice. En attendant, un canal rectiligne d’une vingtaine de mètres de large, s’ouvre devant son embarcation. « Il a été creusé par Guerlain pour qu’il puisse rejoindre sa maison plus facilement que par la voie terrestre » explique le pêcheur. Au loin pointent les blanches façades d’une belle bâtisse. La chronique locale colporte que s’y tenaient de somptueuses fêtes avec chefs d’État et le toutim du gratin mondain mondial.
En 1960, le parfumeur Jean-Pierre Guerlain, féru de chasse au gibier d’eau, rachète une grande partie du lac, à la famille de Juigné, « lasse », dit-on, de n’avoir pas pu mener à bien son projet d’asséchement de Grand-Lieu. En 1977, Guerlain, dépourvu d’héritiers, en fait don à l’État. L’étendue d’eau s’apprête alors à devenir une réserve naturelle protégée. Une des dispositions du legs de l’homme du luxe est de maintenir l’activité de pêche professionnelle. Les pêcheurs faisaient alors encore office de « conducteurs » de chasse rappelle l’anthropologue Fanny Pacreau, excellente connaisseuse des lieux et auteur notamment d’une enquête qui conduisait, au début de 2018, à l’inscription des pratiques et des savoir-faire des pêcheurs du lac de Grand-Lieu à l’inventaire national du patrimoine immatériel. Les pêcheurs ne « conduisent » plus les chasseurs. Les affaires cynégétiques relèvent désormais de la seule fédération de chasse. Mais la gestion de l’ensemble des ressources du lac est une préoccupation conjointe, un « accord tacite » précise Fabrice Batard, des pêcheurs, chasseurs et ornithologues.
Dans les nasses
Le pêcheur accoste sa plate à hauteur d’une série de perches de bois plantées au fond de l’eau, disposées en triangle et reliés par des cordelettes munis de flotteurs. Il empoigne l’un des piquets, agrippe le cul d’un verveux qui y est attaché. La poche, posée la veille, grouille. « En ce moment, je lève tous les deux jours pour éviter que le poisson ne soit abîmé. Ainsi confinées, les écrevisses s’attaquent volontiers aux anguilles. Dans le milieu, les anguilles sont plutôt friandes d’écrevisses » explique le pêcheur. La récolte commence. Écrevisses et anguilles donc ; poissons-chat, brèmes, carassins et autres poissons blancs repassent par-dessus bord.
Les écrevisses, Procambarus clarkii, une variété venue de Louisiane, la plus abondante, et l’une de ses cousines américaines, Orconectes limosus, espèces exotiques invasives toutes les deux, prolifèrent. Le lac était pourtant vierge de tout crustacé, fût-il autochtone, jusqu’à la fin des années 1990. En 2005, il s’en pêchait 5 tonnes, 10 en 2006, 80 en 2007. Sitôt sorties de l’eau, sitôt détruites, pour éviter leur dissémination. En vain. En 2007, dans le cadre d’un contrat Natura 2000 et avec l’espoir de réguler les populations, la préfecture de Loire-Atlantique accordait aux pêcheurs l’autorisation de les transporter vivantes et de les commercialiser. « Avec ses grosses pattes et sa petite queue, Orconectes n’a guère de valeur commerciale. » précise Fabrice Batard. Bon an, mal an, il en pêche, sans distinction d’espèces, entre 3 et 8 tonnes, des variations de captures liées à leurs comportements. « Certaines années, elles restent enfouies, sans que l’on sache vraiment pourquoi » précise le pêcheur. En février 2018, la transposition en droit français d’une réglementation européenne sur les espèces exotiques invasives figeait l’interdiction de transport vivant du crustacé. De nouvelles dérogations préfectorales de transport étaient nécessaires. Des modalités administratives qui grippaient les circuits de commercialisation des plus petits spécimens. Direction poubelle donc, en compagnie des Orconectes. Une partie sera dépotée sur les berges « pour les sangliers », l’autre alimentera, une poche immergée au milieu du lac, pour appâter les oiseaux et faciliter leur observation par les visiteurs.
Curée d'écrevisses aux sangliers
Les anguilles, elles, plongent dans le vivier oxygéné, un procédé de stockage garant d’une bonne conservation du poisson, une fraîcheur du produit gage d’un meilleur prix de vente. Le pêcheur a ouvert une « porte » dans un plat-bord de sa plate pour transborder sans effort son vivier monté sur roulettes du bateau à son camion équipé d’un haillon. « L’idée, c’est de me ménager physiquement » explique Fabrice Batard. Il répétera ces mêmes gestes de collecte douze autres fois, en un laps de trois heures, dans ses coins et recoins du lac. Chaque pêcheur n’a le droit qu’à treize engins, des verveux à trois poches, autrement appelés capechades, pour capturer anguilles et écrevisses, ou des filets droits, type « araignées », pour cibler les poissons blancs et les carnassiers, brochets et sandres. Une réglementation sur les engins propre au lac, instaurée par la coopérative, histoire de ménager la ressource. Les périodes de pêche pour les poissons sont également contraintes. Seules les écrevisses peuvent être pêchées toute au long de l’année. À Grand-Lieu, le brochet ne se capture que de début mai à fin janvier, et le sandre de février à mi-juin. La pêche à l’anguille jaune est ouverte du 1er avril au 31 août, et du 1er octobre au 15 janvier, pour les anguilles d’avalaison, celles en âge de se reproduire et en passe d’entamer leur migration transatlantique de 6 000 kilomètres pour rejoindre la mer des Sargasses, unique lieu connu de reproduction de l’espèce. « Et quand les eaux du lac sont hautes, on ne pêche pas. Les poissons vont se nourrir dans les zones submergées qui sont des terrains privés. On ne s’y aventure pas » indique Fabrice Batard.
En 2015, les pêcheurs concevaient un verveux permettant de capturer des écrevisses en laissant les anguilles s’échapper, en période de fermeture de leur pêche. Le nouvel engin était pleinement accepté par la direction départementale des territoires et de la mer de Loire-Atlantique, autorité compétente pour établir la réglementation locale sur les engins de pêche. « 99 % des anguilles trouvent d’instinct l’issue de sortie. Et s’il en reste une dans le verveux, on la remet à l’eau » précise Fabrice Batard. L’agence française pour la biodiversité (AFB), structure liée au ministère de la Transition écologique et solidaire, autorité de tutelle de la pêche professionnelle, moyennement convaincue par la sélectivité du prototype, exprimait quelques réticences, sans toutefois l’interdire. L’anguille est un sujet sensible. Dans les années 1980, les scientifiques dressaient le bilan d’une régression alarmante de ses populations. Le migrateur, aujourd’hui « espèce vulnérable » selon la classification de la Convention sur le commerce international des espèces menacées d’extinction (Cites), est, depuis 2010, sous le coup d’un plan de gestion européen, qui a, entre autres mesures, instauré des périodes de pêche raccourcies. Dans le lac, les anguilles ne manquent pas. En 2018, l’ensemble des pêcheurs du lac participaient à une étude de marquage et de recapture des anguilles d’avalaison. L’étude montrait que le seuil construit sur l’Achenau, un affluent de la Loire, pour réguler les hauteurs d’eau du lac, empêchaient quelque 100 000 anguilles (45 % des populations estimées) d’entamer leur voyage transatlantique.
Les anguilles et les écrevisses de Fabrice finiront chez ses clients mareyeurs et restaurateurs. La commercialisation de sa production occupe un tiers de son temps de travail. L’entretien et la fabrication des engins de pêche, le bricolage sur le bateau et du matériel de stockage finissent de le combler. « Mais chaque pêcheur travaille différemment » dit-il. La coopérative n’a pas de prise sur leur manière de mener leur barque. L’association des pêcheurs du lac de Grand-Lieu, structure créée, elle, en juin 1938, avec une vocation de caisse d’assistance médicale, continue d’offrir, le cas échéant, un cadre d’entraide. Les sommes collectées, chaque 15 août, lors de la fête des pêcheurs qu’elle organise, alimentent son budget. Mais les pêcheur professionnels en eau douce sont foncièrement des solitaires. « Et la solitude, c’est bien quand tu l’as choisie » lâche Fabrice Batard.
Les premières chaleurs de la matinée commencent à poindre. Au loin, un pêcheur lève ses pièges. Un oiseau juché sur son perchoir moufte à peine au passage d’un avion en approche de l’aéroport Nantes Atlantique. Une famille cygne flâne. Sur la plate, les eaux du vivier bruissent des circonvolutions des anguilles. Des écrevisses aspirent à s’échapper des caisses bien remplies. La pêche a été « plutôt bonne ». Le pêcheur met les gaz. Retour à Passay. Ici, c’est un lieu, et un grand !