Environnement

La continuité écologique se prend un mur

16 décembre 2021

C’est un amendement surgi, en apparence, de derrière les fagots. Et qui a, pour le plus grand dépit de la continuité écologique des cours d’eau, été voté crème, en juillet dernier, dans la loi climat et résilience. L’usage actuel ou potentiel, pour la production d’énergie notamment, de l’ensemble des seuils et des barrages ne peut désormais plus être remis en cause. On pensait pourtant le débat clos, ou quasi, depuis l’adoption, en 2000, de la directive européenne cadre eau sur le bon état écologique des cours d’eau, l’arasement ou l’aménagement des obstacles entravant la libre circulation des poissons et des sédiments contribuant à la restauration des milieux aquatiques et de leur biodiversité et participant de la lutte contre le réchauffement climatique.

Entraves

D’habitude si prompts à rejeter sans discuter tout amendement venu d’un camp politique adverse, les députés La République en marche, d’expérience aux ordres du gouvernement, et majoritaires dans l’hémicycle, n’ont pas, lors des débats en première lecture, trouvé raison à s’opposer. À leur issue, la direction de l’eau et de la biodiversité, toute déroutée de l’irruption de cet amendement, invitait le comité national de la pêche professionnelle en eau douce (Conapped) à déposer un contre-amendement pour l’examen du projet de loi au Sénat. Contre-propositions balayées par les sénateurs. Procédure législative oblige, le destin de l’amendement était verrouillé avant même son retour en seconde lecture à l’Assemblée nationale. Seuils et barrages devenaient indestructibles. Pour le plus grand bonheur de la Fédération française des amis des moulins à eau et de l’association des riverains de France, structures à l’initiative de la nouvelle disposition législative défendue par six députés des Républicains.

À contre-courant

Mais déjà en février précédent, un article de la loi d’autoconsommation, incitant à la production énergétique de la petite hydro-électricité, avait pour partie entamé les obligations de continuité écologique des moulins à eau. Pourtant, « les moulins sur les cours d’eau classés sur la liste 2 ne représentent pas un réel enjeu énergétique au niveau macro-économique. » indiquait en décembre 2016, le Conseil général de l’environnement et du développement durable, auteur d’un rapport intitulé Concilier la continuité écologique des cours d’eau avec la préservation des moulins patrimoniaux, la très petite hydroélectricité et les autres usages. Pour un développement durable et partagé. Il évaluait à la louche le potentiel d’équipement des moulins à eau en très petite hydroélectricité à « 115 MW, soit moins de 0,5 % de la puissance hydroélectrique nationale actuelle, l’équivalent de la puissance de 50 éoliennes. »

En février toujours, Guillaume Chevrollier, sénateur des Républicains de Mayenne, vice-président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable de la haute chambre, scellait déjà dans son rapport d’information Rompre avec la continuité écologique destructive : réconcilier préservation de l’environnement et activités humaines, le sort des seuils et des barrages des moulins à eau. « Sans une vision d’ensemble, agir sur les obstacles ne conduira pas à l’amélioration espérée de la biodiversité. Seules la reprise du dialogue et de la concertation, la prise en compte des études scientifiques et une approche globale du bon état écologique des cours d’eau incluant notamment les pollutions permettront d’atteindre l’objectif d’une eau de qualité et en quantité. » concluait Guillaume Chevrollier. Des arguments calqués pile poil sur ceux scandés par les amis des moulins à eau qui, pour emporter l’adhésion et les convictions, ont volontiers orienté les débats sur les atteintes au patrimoine bâti, alors que jamais aucun moulin n’a été détruit dans ces opérations de restauration de continuité écologique.

Révision

La littérature scientifique sur les impacts des obstacles sur les populations de poissons migrateurs foisonne pourtant. Le dialogue existe, au moins depuis octobre 2017, date à laquelle se tenait la première réunion du groupe de travail continuité écologique du Comité national de l’eau, groupe mis en place à la suite de l’émergence de conflits et de contentieux liés à la restauration de la continuité écologique. À cette date, direction de l’eau et de la biodiversité, fédération nationale de canoë-kayak, fédération nationale de la pêche en France, fédération française des associations des moulins et France nature environnement se retrouvaient pour trouver, sous la co-présidence de Claude Miqueu, un consensus sur les « solutions à mettre en place pour aménager en passes à anguilles 1555 ouvrages ». Mais tous les acteurs concernés ne semblent pas consentir à de telles discussions. Des courriers adressés à Hydrauxois sont restés sans réponse. Cette association regroupant des propriétaires de moulins à eau documente depuis le début des années 2010 son opposition déterminée au concept de continuité écologique tel que les instances le définissent. « À l’idée parfois dévoyée et assez pauvre de rivière « sauvage » ou « renaturée », qui inspire depuis une décennie la programmation publique, nous préférons un nouvel horizon : la rivière durable, riche de l’ensemble de ses patrimoines, conciliant l’ensemble de ses usages, préservant l’ensemble de ses potentialités écologiques, gérée en concertation avec l’ensemble de ses riverains. » proclame-t-elle.

En novembre 2017, lors d’un nouvel atelier de ce groupe de travail du comité national de l’eau, Patrice Gadet de la fédération française des amis des moulins assurait que « les barrages permettent de préserver la vie aquatique ». « Le problème des seuils de moulins et de la continuité dite écologique est trop complexe et entaché de trop de dogmes pour qu’une discussion téléphonique ne puisse l’épuiser. J’étudie le sujet depuis plus de vingt ans. À l’époque du L 432-6, j’ai travaillé en 2005 avec le rapporteur de la loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006 qui a généré le L 214-17 CE. Avec l’aide d’un député, j’ai organisé une table ronde à l’Assemblée nationale sur ce sujet… J’ai participé à la rédaction d’un ouvrage sur la gestion écologique des rivières françaises à la demande des deux scientifiques principaux, Jean-Paul Bravard [ancien professeur de géographie à l’université de Lyon] et Christian Lévêque [hydrobiologiste]. Si je refuse d’en parler par téléphone, action par essence même réductrice, je suis prêt à vous recevoir, ou chez moi ou autre part si vous le souhaitez, pour un entretien qui sera obligatoirement assez long. » m’indiquait Jean-Marie Pingault de cette même Fédération lors d’une demande de rendez-vous téléphonique.

Richesse restaurée

« Quand on efface des barrages, on restaure de la richesse » indique Martin Arnould, de l’association Le chant des rivières, fin connaisseur « depuis 30 ans » des milieux d’eau douce. « Sur la Touques, dans le Calvados, connue comme la première rivière française pour son stock de truites de mer (plus de 10 000) avec en 30 ans 33 ouvrages supprimés, abaissés, équipés ou ouverts, un effectif de truites multiplié par 100, un taux de frayères accessibles qui, de 15 % en 1982, est passé à 86 % en 2009. » rapporte, en décembre 2016, le Conseil général de l’environnement et du développement durable. « La dégradation des habitats aquatiques représente près des 60 % des menaces pesant sur les populations de poissons migrateurs » enchérissent en substance le WWF et World fish migration foundation. Les obstacles à la migration participent de ces menaces.

Début 2019, étaient recensés, sur les 430 000 kilomètres linéaire de cours d’eau en France métropolitaine, 99 000 obstacles à l’écoulement, soit un obstacle tous les 6 kilomètres. « Il y a 10 000 ouvrages en liste 2, dont 4364 environ sont jugés prioritaires, 514 en Rhin-Meuse ; 1062 en Loire Bretagne ; 704 en Seine Normandie ; 1375 en Rhône Méditerranée et Corse ; 1093 en Adour Garonne. Et 550 ouvrages sont traités en moyenne par an. » était-il détaillé lors de la réunion, en mars 2020, du groupe de travail continuité écologique du Comité national de l’eau.
« Sur les 5 811 « moulins » dénombrés sur les cours d’eau de la liste 2, 80 % sont dépourvus d’usage et parmi les 20 % ayant un usage, leur activité concerne la production hydroélectrique dans 41 % des cas (jusqu’à 70 % en Adour-Garonne et 82 % en Rhin-Meuse), les loisirs et les sports aquatiques dans 31 % des cas (jusqu’à 43 % en Loire-Bretagne). » complétait le Conseil général de l’environnement et du développement durable. Sur la totalité des cours d’eau, le référentiel des obstacles à l’écoulement (ROE) de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA, aujourd’hui Office français de la biodiversité) comptait 18 769 « moulins ». En 1809, une enquête nationale, établie par canton à la demande du ministère de l’Intérieur, dénombre près de 82 300 moulins à eau rappelle le Conseil général de l’environnement et du développement durable.

Les restaurations de la continuité écologique et des caractéristiques physiques des cours d’eau sont des composantes essentielles du plan national sur les migrateurs amphihalins en cours d’élaboration. Les premières ébauches de texte ne semblent guère se soucier de la nouvelle disposition législative. Mais la version finale ne pourra en faire l’impasse rappelle en substance le ministère de l’Écologie.

Schizophrénie

La restauration de la continuité écologique ne va certes pas sans difficultés, indique le Conseil général de l’environnement et du développement durable qui décomptait « 650 projets réussis et 460 cas de blocages avérés sur des opérations d’aménagements de seuils des moulins à eau ». « Sur le bassin Rhône-Méditerranée, ça se passe plutôt bien. Mais il va maintenant suffire qu’un seul propriétaire de moulin se prévale de la nouvelle disposition législative pour que tout un investissement tombe à l’eau » regrette Jacques Pulou, représentant de France nature environnement dans l’Isère. « Il y a sur l’axe Rhône des enjeux importants de reconnexion pour favoriser le développement des populations d’apron et la reconquête des fleuves côtiers par les aloses ». « L’article laisse entendre qu’il est possible d’installer une micro-centrale hydroélectrique sur tous les seuils, ce qui n’est pas le cas. Et on ne peut pas dire qu’on est pour la biodiversité et faire le contraire » se désespère Lionel Martin, président de la fédération de pêche et de protection des milieux aquatiques de Haute-Loire. Typique de cette schizophrénie de l’État notamment, la construction en cours d’une centrale hydro-électrique sur le barrage de Vichy, projet « condamnant définitivement les possibilités de reconquête de l’Allier par le saumon atlantique et menaçant très directement sa survie » tentait de faire entendre un collectif regroupant une dizaine d’associations de défense de l’environnement, de pêcheurs professionnels et de loisir.

« L’adoption de cet article de loi est très dommageable pour une démarche essentielle aux milieux aquatiques et qui relève du bien commun » complète Martin Arnould. En août dernier, le Conseil constitutionnel le validait. « Comme pour toute législation ou réglementation adoptée en France, si elle l’estime nécessaire, la Commission européenne pourrait interroger les autorités françaises sur les implications des modifications législatives et réglementaires en terme de respect des directives et règlements européens, et le cas échéant intervenir au titre de son rôle de garante de la bonne application de ces textes. » lâche sans conviction le ministère de l’Écologie.

En attendant, cet article 49 de la loi est un incommensurable casse-tête dont la direction de l’environnement et de la biodiversité a bien du mal à se dépatouiller pour poursuivre la mise en œuvre des obligations de continuité écologique.