Entre mars 2016 et mai 2019, la communauté d’agglomération de Vesoul (Haute-Saône) a mené sur le lac de Vaivre des opérations de faucardage de la végétation aquatique et des pêches de régulation des populations de poissons fouisseurs dans l’objectif de réduire les épisodes de blooms de cyanobactéries. Une expérimentation qui fait figure de première en France. Explications croisées de Patrick Lamblin, directeur des moyens techniques de la communauté d’agglomération de Vesoul, de Philippe Combrouze du bureau d’études Aqua-gestion, maître d’œuvre de l’expérimentation, de Jean-François Devoille, président de la fédération de pêche de Haute-Saône et de Julien Merveaux, pêcheur professionnel en eau douce.
Décrivez-nous le lac de Vaivre ?
Patrick Lamblin. Il est sorti de terre ex-nihilo, en 1976, et s’étend sur 91 hectares. L’alimentation du lac se fait essentiellement grâce aux précipitations. Les apports de la nappe sont faibles et ceux du Durgeon, la rivière voisine sont inexistants depuis la fermeture de la connexion entre le lac et ce cours d’eau. Sa profondeur n’excède pas 2,5 mètres. C’est un lieu de baignade, de pratique des activités nautiques et de pêche de loisir. Il était à l’origine classé en eaux libres. Mais depuis 2019, et la construction d’un moine (ouvrage de vidange), il entre dans la catégorie des eaux closes. Les analyses de l’Agence régionale de santé (ARS) montrent que ses eaux sont d’une parfaite qualité bactériologique.
Philippe Combrouze. J’ajoute qu’il n’est guère plus, selon les critères de l’Office français de la biodiversité (OFB), qu’un « étang en mauvais état piscicole ».
Jean-François Devoille. C’est un lac où l’on peut pêcher toute l’année. 150 à 200 pêcheurs, dont nombre de carpistes, y pratiquaient leur loisir assidûment. On y apercevait également de temps à autre des siluristes. Carpistes et siluristes sont des adeptes du no-kill.
Julien Merveaux. De ce que j’ai pu apercevoir durant trois ans et d’après ce que m’ont rapporté d’autres observateurs, il n’y a guère plus d’une quarantaine de pêcheurs de loisir qui viennent sur le lac. Un suivi piscicole réalisé en 2008 par l’Onema (OFB aujourd’hui) montrait que brèmes et gardons constituaient l’essentiel du peuplement. Cet inventaire recensait également trois silures, mais aucune carpe.
Jean-François Devoille. Pendant la pêche des poissons fouisseurs, seuls quelques irréductibles ont continué à pêcher ce qui explique cette estimation. Tous les pêcheurs ne sont pas rassemblés au même moment autour du lac. Il existait un turnover ce qui implique que le nombre de 150 est certainement le plus vraisemblable. J’habite à 43 km du lac et des pêcheurs de mon AAPPMA avaient l’habitude de s’y rendre. Le rayonnement du lac est donc départemental et attire également une pêche de tourisme. Dernièrement encore, nous avons eu des demandes de renseignements de trois pêcheurs allemands.
Pourquoi entreprendre une expérimentation de faucardage et de régulation des populations de poissons fouisseurs ?
Patrick Lamblin. Le lac rencontre des problèmes de proliférations récurrentes de micro-algues toxiques (cyanobactéries), notamment en période estivale. Elles peuvent provoquer irritations de la peau, maux de ventre, diarrhées, vomissements… En 2015, par exemple, le lac n’a été ouvert à la baignade que six jours. Et en période de bloom, le camping se vidait de ses occupants. En 2013, le diagnostic réalisé par Philippe Combrouze du bureau d’études Aqua-gestion montrait que ces épisodes de présence excessive de cyanobactéries étaient liés à la remise en suspension du phosphore présent dans les sédiments du lac.
Philippe Combrouze. La faible hauteur d’eau du lac ne permet pas à un phénomène d’anoxie (baisse du taux d’oxygène) de se produire. La présence de biomasses importantes d’espèces de poissons fouisseuses, carpes, brèmes, carassins et amours blancs, à la recherche de nourriture sur le fond du lac, contribuent au brassage des sédiments fins et au relargage du phosphore sédimentaire favorisant l’eutrophisation du lac. Les silures ne sont pas des poissons fouisseurs. Ce sont leurs déplacements sur le fond qui remettent le phosphore en suspension. Le phosphore est un des « carburants » des cyanobactéries. La décomposition des végétaux morts favorisent également le développement de ces micro-algues. Nous sommes partis de l’hypothèse que le prélèvement d’espèces de poissons fouisseuses associé à des opérations de faucardage empêcheraient la remise en suspension du phosphore. En 2014, cette approche était originale.
Jean-François Devoille. Le réchauffement de la masse d’eau en périodes de fortes chaleurs, d’autant plus important que les hauteurs d’eau sont relativement faibles, est aussi pour nous une des raisons du déclenchement d’épisodes de blooms de cyanobactéries.
Quelles ont été les réactions des pêcheurs de loisir ?
Jean-François Devoille. Enlever des carpes du lac n’a pas été vu d’un bon œil par les pêcheurs ciblant spécifiquement cette espèce. Une certaine défiance s’est également fait jour sur la présence d’un pêcheur professionnel car le pêcheur de loisir lambda n’a pas une bonne image des pêcheurs professionnels.
Julien Merveaux. J’ai reçu, via les réseaux sociaux, des menaces, les unes indiquant qu’on allait s’en prendre à mon matériel, d’autres directement à moi. Elles ont été suffisamment nombreuses et parfois précises, que j’ai constitué un dossier, transmis à la gendarmerie.
Comment l’expérimentation s’est-elle déroulée ?
Patrick Lamblin. Nous avions déjà émis l’idée de mener une telle expérimentation en 2014. Mais le statut d’eaux libres du lac avait contraint le préfet à refuser l’installation temporaire d’un pêcheur professionnel en eau douce, approche préconisée par le bureau d’études pour effectuer les pêches de régulation. Le changement en statut eaux closes rendait possible la présence, à titre exceptionnel, d’un pêcheur professionnel. Les premières campagnes de faucardage étaient menées en 2015. Les pêches ont débuté en mars 2016.
Julien Merveaux. L’autorisation préfectorale de pêche au filet était subordonnée à la signature d’une convention définissant les modalités de pêche. Elle a fait l’objet d’une concertation avec la fédération départementale de pêche et la Gaule Vésulienne, l’AAPPMA locale. Les modalités des pêches et de suivi des captures ont été définies et ajustées annuellement par le comité de pilotage réunissant la communauté d’agglomération, la DDT 70, la FDAAPPMA 70, l’AAPPMA locale, l’AAIPPED de la Saône du Doubs et du Haut-Rhône, moi et le Conapped en appui technique.
Philippe Combrouze. Les campagnes de faucardage sont menées au début et à la fin de l’été. Les pêches de régulation ont été complétées de pêches d’inventaire et d’opérations de biométrie.
Quels bilans tirez-vous de cette expérimentation ?
Julien Merveaux. D’un point de vue purement piscicole, j’ai sorti de l’eau 17,8 tonnes de poissons constituées de 8 espèces : 7,8 tonnes de silures (1250 individus), environ 6,5 tonnes de carpes communes (773 individus), 2,6 tonnes de brèmes (2176 individus), 700 kg de carassins, 130 kg d’amour blanc et 22 kg, pêle-mêle, de tanches, brochets et sandres. J’ai capturé 295 carpes la première année, 180 la deuxième année, et 267 la dernière année, remontée du nombre de captures indiquant que la population de carpes est encore importante. Toutes les carpes pêchées ont été remises vivantes à la fédération départementale de pêche. Les silures, par exemple, ont trouvé preneurs auprès de restaurateurs. L’expérimentation a également contribué à améliorer le dialogue entre pêche professionnelle et pêche de loisir. Elle a, semble-t-il, permis de donner une autre image de la pêche professionnelle. D’autres expériences du même genre pourraient être initiées sur des lacs et des points d’eau rencontrant ce même genre de situation.
Jean-François Devoille. Sur les berges, ce n’est aujourd’hui pas l’affluence des grands jours. Nous avons demandé à la Gaule Vésulienne de nous fournir des chiffres sur l’évolution de ses effectifs, pour évaluer ses éventuels préjudices. Mais, à ce jour, elle ne nous a fournis aucun document. L’efficacité d’une cette mesure doit être vérifiée dans le temps. Il faudrait une étude plus complète sur la qualité du milieu. Il y a le problème de la masse d’eau qui se réchauffe en période de fortes chaleurs. Peut-être faudrait-il également creuser le lac, par endroits, pour augmenter les hauteurs d’eau ? Cette expérimentation devrait également s’accompagner d’une réflexion plus poussée sur la vie halieutique. Les berges manquent de ripisylve, végétation offrant des caches aux petits poissons pour échapper à leurs prédateurs. Deux à trois cent cormorans y pêchent également pendant les mois d’hiver. Les sédiments contiennent toujours de grandes quantités de phosphore. L’assec et le curage peuvent être une solution. Mais elle coûterait cher. Je suis quand même très réservé sur la poursuite de l’enlèvement des poissons fouisseurs. On ne les enlèvera jamais tous. Les carpes, par exemple, ont une grande capacité à se reproduire. Ceci dit, nous nous engageons dans une nouvelle approche avec la réalisation d’alevinages en poissons carnassiers, sandres et brochets, alevinages financés à hauteur de 30 000 € sur trois ans par la communauté d’agglomération de Vesoul. 500 kg de brochets et de 250 kg de sandres ont été déversés en novembre 2019.
Julien Merveaux. Lors de la dernière pêche d’échantillonnages, menée avant l’alevinage, nous avons constaté un accroissement significatif de la population juvénile de sandre alors que les années précédentes, nous n’en avions pas recensé. Une précision également pour dire que, d’après ces mêmes pêches d’échantillonnages, le succès de la reproduction des carpes semble faible ou nul, car nous n’avons trouvé presque aucune carpe juvénile. Par contre, il est avéré que le silure a une forte capacité de reproduction.
Patrick Lamblin. Une étude réalisée, en 2004, par le cabinet In vivo environnement annonçait un coût global de projet, comprenant le curage du lac, l’aménagement de l’île et de la roselière, la déshydratation des sédiments et leur évacuation, compris entre 4,3 et 12,3 millions d’euros selon les techniques de curage et de déshydratation choisies. Une dépense insupportable pour les finances de la communauté d’agglomération. Nous menons toujours des opérations de faucardage. Nous réfléchissons à une éventuelle reprise des pêches de régulation. Le président de la communauté d’agglomération, Alain Chrétien, s’est dit favorable à la poursuite de ces opérations.
Évolution des concentrations de phosphore entre 2014 et 2019
Philippe Combrouze. Entre 2014 et 2019, nous avons mesuré une baisse de 4,4 % de phosphore dans les sédiments, avec toutefois des différences selon les zones du lac (cf. carte). Cette baisse, significative, est une conséquence du faucardage, mais ne peut à elle seule expliquer l’absence de blooms de cyanobactéries durant l’été 2018 notamment. Les résultats sont fragiles. La teneur en phosphore des sédiments reste à un niveau élevé (892 mg par kilo de matières sèches en 2019 contre 933 mg en 2014). Un bloom de cyanobactéries, de faible intensité, était enregistré en octobre 2018. D’autres paramètres environnementaux peuvent également déclencher ces évènements. Cependant, il faut continuer à pêcher ces poissons fouisseurs et veiller à ne plus en introduire. Tout mode de gestion halieutique privilégiant la pêche de la carpe est en totale contradiction avec les efforts entrepris pour maintenir une qualité d’eau compatible avec la baignade et les activités nautiques. Il est également indispensable d’interdire l’amorçage, autre « carburant » des cyanobactéries. En 2014, cette démarche était novatrice. Elle est aujourd’hui mise en œuvre dans d’autres plans d’eau qui rencontrent les mêmes problèmes.
Propos recueillis par