Gestion

À Gibraltar, les anguilles argentées de Méditerranée tracent vers les Sargasses

6 avril 2019

En 2013, Elsa Amilhat, Élisabeth Faliex et Gaël Simon, chercheurs au laboratoire Cefrem (UMR 5110 CNRS-UPVD) de l’université de Perpignan ont pisté, pendant six mois, le voyage de migration d’anguilles argentées de Méditerranée, équipées de balises satellite. Les conclusions de l’étude viennent d’être publiées. Avec une découverte fondamentale : les anguilles, en âge de se reproduire, franchissent le détroit de Gibraltar. Interview.

Qui est à l’initiative de cette étude ? Est-elle en rapport avec le plan européen de gestion de l’anguille ?

Nous sommes tous les trois à l’initiative de ce projet. Notre étude a été possible grâce à notre implication dans le programme des relâchers d’anguilles en Méditerranée mené par les pêcheurs du Languedoc Roussillon via le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins (CRPMEM). Cet action, financée par le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie (MEDDE), a pour objectif « de trouver une alternative aux périodes supplémentaires de fermeture de pêche qui mettent en péril la pérennité de leur métier » (1).
Nous, nous voulions répondre ou essayer de répondre à une question simple et primordiale dans le cadre de la gestion des stocks méditerranéens : les anguilles de Méditerranée qui s’échappent des lagunes participent-elles au stock de géniteurs ? Il faut rappeler que l’anguille européenne est une espèce panmictique, c’est-à-dire qu’il n’existe qu’une seule et même population à l’échelle de toute l’Europe, tous les géniteurs se reproduisant dans un même site. Les larves sont ensuite disséminées sur toute l’aire de distribution de l’espèce (du nord de la Norvège au nord des côtes africaines) sans différenciation génétique. La gestion de cette espèce doit donc se faire à l’échelle de toute son aire de répartition.
Suite à son déclin depuis le début des années 80, un plan européen de gestion a été mis en place afin d’augmenter le taux d’échappement vers la mer des anguilles argentées, futurs géniteurs.
Cette étude de marquage s’inscrit donc bien dans le plan de gestion européen puisqu’elle contribue à acquérir une meilleure connaissance du comportement des anguilles argentées et conforte l’action des relâchers qui permettent l’échappement d’une plus grande proportion d’anguilles argentées.

Aucune anguille argentée n’avait été auparavant pêchée à hauteur du détroit de Gibraltar ?

Non, aucune anguille n’a jamais été pêchée en mer à cet endroit. C’est le chercheur allemand S. Ekman, qui, en 1932, a émis l’hypothèse que la Méditerranée pouvait être un piège pour le migrateur. En effet, selon lui, les anguilles en migration naviguent toujours suivant des gradients croissants de salinité (du moins salé vers le plus salé) et de température (du froid vers le chaud) pour se diriger vers la mer des Sargasses. Or, la mer Méditerranée étant plus salée et plus chaude que l’Océan atlantique, les anguilles de Méditerranée seraient incapables de trouver le détroit de Gibraltar et la sortie de la Méditerranée car devant se diriger vers des eaux plus froides et moins salées.

Combien d’anguilles ont été équipées de balises ou autres équipements acoustiques ?

En 2013, huit anguilles argentées femelles ont été équipées de marques satellites.

Pour quels résultats ?

Sur les huit anguilles, trois ont émis des signaux en Atlantique, dont deux après 6 mois, à la date exacte programmée pour la libération de la balise. On est donc sûr que ce sont bien des anguilles. Elles sont donc capables de traverser le détroit de Gibraltar et de rejoindre l’Atlantique. Toutefois, on ne sait toujours pas si ces anguilles ont réussi à atteindre la Mer des Sargasses. Les balises étaient programmées pour se détacher au bout de six mois, qui est la durée supposée de leur voyage de migration, mais également le laps de temps qui correspond à un compromis technique : plus la durée de programmation est longue, plus il y a de risques d’apparition de problèmes techniques et de possibilités de mauvaises transmissions des données. Les balises se sont détachées alors que les anguilles se situaient entre le Portugal et les Açores. Il leur restait donc encore un long chemin pour rejoindre les Sargasses.

Avez-vous enregistré des éléments nouveaux, différents, ou des similitudes par rapport aux expériences de suivi du même genre menées à partir de l’Atlantique ?

Des similitudes avec l’Atlantique. Les anguilles adoptent les mêmes mouvements verticaux journaliers de déplacement. La nuit, elles nagent à environ 300 mètres de profondeur, et descendent, le jour, à 600 mètres.

Le lieu de ponte et de naissance des anguilles est probablement en mer des Sargasses. Mais a-t-on envisagé l’existence d’un autre endroit de reproduction ?

Toutes les analyses génétiques concordent pour dire qu’il n’existe qu’un seul lieu de reproduction.

Quelles ont été les contributions des pêcheurs ?

Les pêcheurs, experts de la pêche à l’anguille, sont les seuls à pouvoir nous fournir les anguilles, des spécimens d’au moins 1,5 kg, nécessaires pour le marquage satellite.

D’autres études du même genre, ou des études sur les anguilles de Méditerranée en général, sont-elles en cours ou envisagées ?

Nous continuons nos recherches sur le sujet. Mais les résultats ne sont pas encore analysés et ne sont donc pas encore disponibles.

Propos recueillis par Frédéric Véronneau

 

1. Suite au déclin inquiétant du stock de l’anguille européenne Anguilla anguilla, le règlement européen (règlement CE 1100/2007 du 18 Septembre 2007) demande aux États membres d’assurer « un taux d’échappement vers la mer d’au moins 40 % de la biomasse d’anguilles argentées correspondant à la meilleure estimation possible du taux d’échappement qui aurait été observé si le stock n’avait subi aucune influence anthropique » (article 2.4). Chaque État membre a dû soumettre un plan de gestion de sauvegarde de l’espèce. La première phase du plan de gestion français a été mise en œuvre dès juillet 2009 et comprend notamment une réduction de la mortalité par pêche de 30 % en trois ans (2009-2012) sur chaque stade de vie d’Anguilla anguilla (civelles, anguilles aux stades jaunes et argentés). Depuis 2012, la deuxième phase du plan de gestion prévoit encore une réduction de la mortalité par pêche de 10 % par an jusqu’à fin 2015. C’est la raison pour laquelle, soucieux d’éviter des périodes supplémentaires de fermeture de pêche, les pêcheurs du Languedoc-Roussillon se sont mobilisés pour proposer des mesures alternatives qui pourraient être spécifiques à la Méditerranée : (1) un plan de sortie de flotte méditerranéen portant sur la pêche à l’anguille jaune et argentée et (2) un relâcher d’anguilles argentées pendant la période de dévalaison. En effet, la pêche à la civelle n’étant pas exercée sur la façade méditerranéenne française, il ne peut pas exister, comme sur la côte Atlantique, de plan de repeuplement des civelles en Méditerranée. Le relâcher d’anguilles argentées représente ainsi l’alternative méditerranéenne à cette mesure de gestion. Ce programme, financé par le MEDDE (Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie), s’inscrit dans un partenariat pêcheurs-scientifiques pour, d’une part, permettre l’échappement d’une plus grande proportion d’anguilles argentées et pour d’autre part, améliorer les connaissances scientifiques sur les anguilles argentées.