Environnement

Pseudorasbora : petit poisson pathogène

17 juillet 2019

Venu d’Asie et présent dans les eaux françaises depuis la fin des années 1970, il n’avait jamais vraiment fait parler de lui. 45 ans plus tard, Pseudorasbora parva, appelé plus couramment goujon asiatique, a colonisé nombre de bassins hydrographiques. Porteur d’un virulent parasite, ce petit cyprinidé fait figure d’envahisseur aux inquiétants potentiels destructeurs des populations piscicoles. Interview de Rodolphe Gozlan, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), l’un de ses spécialistes mondiaux.

Qui est donc ce « goujon asiatique » ? D’où vient-il ?

Le « goujon asiatique » est de la famille des cyprinidae. Il est natif de l’est de l’Asie, est présent en Chine, à Taiwan, en Corée et au Japon. C’est un petit poisson à croissance rapide. Il atteint entre 1 et 2 cm dès la première année. Il se reproduit après 1 an et a une longévité de 4 ans au plus. Le mâle garde les œufs dans un nid primitif ce qui assure un recrutement optimal. De plus, il se reproduit plusieurs fois entre mai et août, ce qui assure un maximum de chances de survie si une des pontes venait à disparaître.

Et dans les eaux françaises, comment et quand est-il arrivé ?

Nous ne connaissons pas avec certitude les conditions d’introduction de cette espèce en France. D’après un garde-pêche, « ce poisson aurait été introduit en 1978-1979 dans la région de Beaumont-sur-Sarthe (Sarthe). Les premiers sujets, entre 7 et 9 cm, ont été vus en juin 1980 à l’aval du barrage de Vivoin (Sarthe). Ces poissons pêchés par des enfants mordaient à tous les appâts ».

Où le trouve-t-on aujourd’hui ?

Il a aujourd’hui colonisé quelque 300 sites en France. Il utilise les rivières comme moyen de dispersion, mais les fortes densités de populations ne sont observées que dans les endroits calmes, tels que les bras morts, les réseaux hydrographiques secondaires, les étangs et les lacs.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à lui ?

C’est un des exemples de poisson invasif les plus édifiants. Il colonise, en moyenne, cinq nouveaux pays par décennie. En 2005, j’ai d’abord identifié, une corrélation entre son introduction et le déclin des populations d’able de Heckel, un cyprinidé lui aussi, en Europe. Ensuite, j’ai fait des expérimentations comportementales avec l’able afin de voir s’il y avait interférence du goujon lors des reproductions d’able. C’est là que j’ai mis en évidence les premiers cas de mortalités liés à l’agent rosette, Sphaerothecum destruens. C’est un organisme intracellulaire de type parasitique qui d’un point de vue évolutif se situe entre le règne animal et les champignons (très primitif). D’après nos derniers résultats, il est arrivé avec le goujon asiatique. Il semblerait que cette association parasite/goujon date de plusieurs milliers d’années.

Sa présence présente donc des dangers ?

Oui. On a non seulement une compétition directe pour les ressources avec les espèces natives, mais le risque le plus grand réside dans l’agent pathogène dont il est porteur sain, et qui peut infecter d’autres espèces de poissons. Une contamination soit par l’environnement dans lequel il relâche des spores qui se divisent au contact de l’eau en zoospores (spores avec flagelle), soit par prédation de poissons déjà infectés. Entre 2009 et 2013, avec des collègues des universités de Bournemouth (Royaume-Uni) et de Mugla (Turquie), nous avons mené une étude grandeur nature sur un bassin versant d’Anatolie (Turquie) à l’issue de laquelle nous avons constaté que la population de poissons côtoyant le goujon asiatique a chuté de 80 à 90 %.
La maladie ne se propage que dans l’environnement d’eau douce. Elle peut cependant se transmettre de poisson à poisson par prédation dans le milieu marin. Mais le goujon asiatique ne tolère que des salinités faibles. Pour autant on a mis en évidence des infections dans des bars d’aquaculture et dans des saumons sauvages de Californie.

Quel peut-être son impact sur des poissons migrateurs par rapport à d’autres carnassiers ou cyprinidés ?

Toutes les espèces testées jusqu’à aujourd’hui ont subi des mortalités entre 10 % pour les carpes jusqu’à 90 % pour le saumon atlantique par exemple. Nous n’avons pas encore fait d’expériences sur les brochets. Mais ce pathogène est un généraliste et il affectera sûrement aussi cette espèce. La seule inconnue est de savoir avec quel taux de mortalité…

En quoi ce « goujon » diffère-t-il des espèces exogènes qui ont précédemment colonisé les eaux françaises ?

Le « goujon asiatique » est, à ma connaissance, la seule espèce invasive qui soit porteuse saine d’un agent pathogène généraliste. Il y a eu d’autres exemples d’espèces invasives avec pathogène, comme l’écrevisse américaine ou bien l’écureuil gris, qui ont eu des effets dévastateurs sur l’écrevisse native et sur l’écureuil roux. Pour autant, dans ces deux cas, seule une espèce native a été impactée. Ici, le pathogène peut toucher un grand nombre d’espèces et, qui plus est, le fait d’avoir un porteur sain en quantité abondante maintient sa virulence, sa dangerosité, au maximum vis-à-vis des espèces sensibles.

A-t-on des moyens de lutte pour endiguer sa colonisation ?

La première des choses à faire, c’est de ne plus transférer de poissons et d’eau depuis des sites déjà infectés avec ce goujon vers des sites encore indemnes. Ensuite, il faut que les autorités demandent à l’organisation mondiale de la santé animale (OIE) d’inscrire ce pathogène sur la liste des pathogènes dangereux. Ceci donnera un cadre juridique à nos services vétérinaires pour tester les stocks de poissons en provenance des pays dont les eaux abritent le goujon asiatique. Ensuite, il faut mener une campagne d’information efficace par l’intermédiaire des fédérations de pêche afin de sensibiliser la communauté des pêcheurs à la ligne aux risques associés au goujon. Il faut que les acteurs de terrain soient parties prenantes des actions à réaliser pour ralentir sa colonisation.

Comment les organismes gestionnaires des milieux aquatiques en France le perçoivent-ils ?

Je ne pense pas qu’avant ces derniers résultats, ils avaient totalement pris conscience des risques. Le « goujon asiatique » était considéré au même titre qu’une autre espèce invasive¹.

Ceci dit, a-t-il un potentiel commercial, gustatif, culinaire ?

En Chine et en Corée, il est vendu sur les marchés et consommé en friture. Son parasite ne présente pas de danger pour la santé humaine.

Pourquoi ce goujon fait-il actuellement le « buzz » dans les médias ?

Je crois que pour la première fois, on vient d’apporter la preuve scientifique que des déclins de biodiversité liés à un pathogène pouvaient passer totalement inaperçus. De plus, la combinaison entre hôtes très invasifs, porteurs sains et maladie généraliste est un cocktail unique qui s’associe pour un risque sanitaire maximum.

Doit-on s’inquiéter ?

S’inquiéter ne servirait pas à grand-chose. Par contre, adapter la législation en vigueur, la gestion des transferts de poissons et publier la carte des populations atteintes serait fort utile.

1. À l’Agence française pour la biodiversité (AFB), on préfère l’appeler par sa dénomination officielle de Pseudorasbora. « C’est un garde-pêche de l’AFB officiant dans la Sarthe qui a fait état pour la première fois de la présence de ce petit poisson, confirme Nicolas Poulet de l’AFB. Et nous disposons aujourd’hui d’une cartographie assez précise de son aire de distribution. Mais ce sont les travaux de l’IRD qui nous ont récemment alerté sur l’existence de l’agent pathogène de Pseudorasbora et de sa dangerosité potentielle pour les autres espèces de poissons. Nous allons analyser nos chroniques de pêches électriques pour voir si nous trouvons des exemples d’effondrements de populations de poissons sans explication et que nous pourrions rattacher à la présence de Pseudorasbora. Quoi qu’il en soit, il faut essayer d’éviter la dispersion des populations de ce petit poisson, lors des opérations de repeuplement notamment. » conclut-il.