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En route pour les Sargasses

10 juin 2018

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, trois naturalistes et océanographes, deux Italiens, Grassi et Calandruccio, et un Danois, Johannes Schmidt, révolutionnent les connaissances sur le cycle biologique de l’anguille. Les deux premiers ont l’intuition de sa reproduction marine. Le troisième fixe définitivement le lieu de ponte du poisson en mer des Sargasses, vaste zone de l’Océan atlantique, au large des Antilles et de la Floride.

Le XIXe siècle, jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, est une grande période d’étude de la faune marine. Les stations zoologiques et les laboratoires maritimes s’installent, ici et là, sur le pourtour des côtes européennes. De nombreuses explorations marines sillonnent les mers du Globe. L’anguille va croiser leur route. Mais c’est finalement un Danois, naturaliste et océanographe, Johannes Schmidt, qui, pendant 25 ans, va parcourir inlassablement la Méditerranée et l’Atlantique et finir par rompre, expédition après mission d’exploration, le cou à plus de vingt-trois siècles de mythologie et révéler au monde la migration transatlantique de toutes les anguilles européennes. À cette date, les légendes ont en partie vécu. Il n’est plus question de croire ni le philosophe grec Aristote (IVe siècle avant J.-C.) – « Et de tels animaux [les anguilles] naissent dans la mer et dans les fleuves lorsque

la putréfaction est importante, dans la mer près des lieux tels que ceux où il y a du fucus, dans les fleuves et les étangs près des rives. Car en ces endroits, la chaleur qui est forte produit de la putréfaction. C’est donc de cette façon que se fait la régénération des anguilles » – ni son homologue Pline l’Ancien (Ier siècle de notre ère) assurant, lui, « qu’en se frottant contre les pierres, elles détachaient de leurs corps certaines particules qui se transformeraient en anguilles ». Les pêcheurs de Seine, contemporains des océanographes, font figures de philosophes du même tonneau, quand ils assurent que « les anguilles n’ont d’autres parents que les écrevisses ».
Ce sont les révélations de deux Italiens qui vont d’abord « faire grand bruit ». Dans les années 1890, les naturalistes et océanographes, Grassi et Calandruccio, observent, aux abords du détroit de Messine1, le passage de ce qui n’est encore pour eux que leptocephalus brevirostris. Ils le pêchent en mars 1895, en comptent ses segments musculaires. « 115 ! » annoncent-ils. « L’anguille n’a-t-elle pas à peu près autant de vertèbres ? » Peu de temps après, le nez collé aux vitres d’un aquarium, ils observent la métamorphose de leptocephalus brevirostris en anguille. « Les anguilles naissent dans les profondeurs inaccessibles de la Méditerranée et les courants les transportent vers le détroit de Messine » se disent-ils. Ils concluent, derechef, à la migration, pour reproduction, de toutes les populations d’anguilles argentées européennes vers les eaux salées d’une zone proche du détroit de Messine. L’immémorial mystère de la reproduction des anguilles est définitivement percé pense-t-on à la Royal Society de Londres qui publie, en 1896, les travaux des deux Italiens.

Monsieur « Anguille »

Depuis 25 ans, Johannes Schmidt, a acquis une renommée mondiale dans la communauté scientifique pour ses travaux océanographiques. Nous sommes en 1928. Johannes Schmidt embarque, une dernière fois, sur le Dana pour une ultime expédition scientifique autour du monde, longue de deux ans. En 1932, il écrira : « Les recherches du Dana ont confirmé les résultats acquis lors des croisières précédentes sur la pénétration des leptocéphales de l’anguille en Méditerranée. Ceux-ci ont été rencontrés en grand nombre au voisinage du détroit de Gibraltar et aussi dans le détroit de Messine. Partout ailleurs, on ne les a trouvés qu’en petit nombre, surtout en Méditerranée orientale. Or les mensurations de 2 000 individus de Gibraltar et de 3 000 individus de Messine ont donné comme longueur moyenne respectivement 66,9 millimètres et 71,6 millimètres. Cette augmentation de taille de l’ouest vers l’est indique le sens de la migration des leptocéphales et confirme les faits précédemment établis qui prouvent que l’anguille ne se reproduit pas en Méditerranée. » Tout avait commencé le 22 mai 1904. « La première larve d’anguille européenne jamais trouvée dans l’océan Atlantique le fut par moi à bord du navire de recherche Thor (…) à l’ouest des Féroé, par 61° 21′ de latitude nord et 10° 59′ de longitude ouest. »

À l’issue de sa première expédition, Johannes Schmidt pouvait déjà avancer dans son premier rapport (1906) que : « toutes les anguilles vivant dans les bassins de la Mer du Nord ou de la Baltique, ainsi qu’en Norvège sont originaires de l’Atlantique ».

Les recherches sur l’anguille devenaient pour le Danemark, « pays où la pêche aux anguilles joue le plus grand rôle », une cause scientifique nationale. Johannes Schmidt s’en va alors compulser les collections sur les poissons apodes de Kaup conservées au British muséum, lit et relit Grassi et Calandruccio, établit une carte de la distribution des anguilles. À l’hiver 1908, il reprend la mer. Direction la Méditerranée cette fois. Sur les traces des leptocéphales de Grassi et Calandruccio. L’expédition va se poursuivre jusqu’à l’été 1910. Aucune larve capturée n’est plus petite que celles pêchées, quatre ans auparavant, entre l’Islande et les Féroé et que partout ailleurs en Atlantique. Elles sont même toutes de taille bien supérieure, de plus en plus grande selon un axe de capture ouest-est et « entièrement arrivées à leur taille ultime ». À aucun moment de cette expédition ni en quelque lieu que ce soit, malgré un matériel très performant, il ne parvient à pêcher des œufs ou des larves nouvellement écloses. De retour à terre, avant de publier les conclusions de cette mission d’exploration, il va, boulimique, suivre tout ce qui se rapporte à l’anguille. Les navires de commerce transatlantiques danois viennent lui prêter main forte, participer à l’effort scientifique national. Ils pêchent en surface des larves de 35 à 60 millimètres. Johannes Schmidt s’en va fouiller dans les collections oubliées du Musée zoologique de Copenhague et découvre des larves d’anguilles à mi-croissance, pêchées il y a 50 ans par les voiliers danois explorant en tous sens l’Atlantique. Il compte et décompte les vertèbres de milliers d’anguilles de toute provenance pour connaître « à fond la parenté et la distribution des espèces d’anguilles habitant les régions du nord de l’Atlantique ». Il distingue à sept vertèbres près A. vulgaris2 d’A. rostrata, ce qui lui permet ensuite de démontrer que « seules les larves prises à l’ouest des Bermudes appartenaient à A. rostrata, tandis que les larves d’A. vulgaris se trouvaient en abondance vers l’ouest jusqu’au 53° de longitude ouest ».

Sargasses en vue

À la fin de l’année 19123, Johannes Schmidt, directeur du laboratoire de physiologie de Carlsberg, membre de la commission danoise pour l’exploration de la mer, publie les conclusions de ses recherches en Atlantique et en Méditerranée. Réfutant ainsi en partie les travaux de ses collègues italiens, il en est arrivé à la « conclusion surprenante que l’anguille ne se reproduit nullement dans la Méditerranée et que toutes les anguilles en voie de maturation, celles mêmes des parties les plus orientales de la Méditerranée, comme celles de la Mer du Nord, de la Baltique et de la Norvège la plus septentrionale, doivent toutes se rendre dans l’Atlantique pour s’y reproduire et probablement périr immédiatement après. Il en déduit que les champs de ponte se trouvent bien loin dans l’Océan, et que « pendant leur évolution, les larves parcourent des milliers de lieues, entraînées par le Gulf Stream et ses rameaux ». Puis il ajoute : « cependant, comme on n’a pas encore trouvé de larves mesurant moins de 30 à 50 millimètres, et qu’on ne connaît pas suffisamment les courants de l’Atlantique central ni leur vitesse, on ne peut préciser avec certitude les lieux où sont nées ces larves, mais il est probable que la Mer des Sargasses est un champ de ponte principal de notre anguille. En continuant les recherches de larves et les lancements de bouteilles-flotteurs nous approchons du but ». Mais cette étude des courants n’a pas lieu. La Première Guerre mondiale passe et les recherches sont interrompues. En 1921-1922, Johannes Schmidt reprend de nouveau la mer à bord du Dana, missionné pour sillonner sur toute sa largeur l’océan Atlantique, des abords de la Méditerranée au golfe de Panama. « Nous en avons récolté, en abondance dans le détroit [de Gibraltar]. (…) Elles se mouvaient de l’Atlantique vers la Méditerranée lorsque les filets des naturalistes du Dana tranchèrent leur existence » note-t-il avant de conclure. « L’anguille fraie exclusivement dans une région limitée de l’Atlantique occidental, voisine des Antilles. Là nos filets pélagiques ont recueilli facilement et en quantité ses larves toutes jeunes, longues de 6 mm à 25 mm ». La détermination du lieu de ponte des anguilles s’affine. L’une des surprises des expéditions de Schmidt dans ces années-là est la découverte en nombre équivalent dans le même secteur de larves d’anguilles européennes et d’anguilles américaines, qu’il différencie par le nombre de leurs vertèbres. Il va alors avancer que le lieu de reproduction des anguilles américaines se situe un chouïa plus au sud que le lieu de reproduction estimé des anguilles européennes. Il établit aussi que les larves des deux « espèces » ont la même histoire au stade larvaire mais que les larves américaines ne mettent qu’une seule année à devenir civelles. La durée de vie au stade larvaire de l’anguille européenne est spécifique à cette espèce et s’explique par la durée (au moins deux ans et demi) de traversée de l’Atlantique, avant de devenir vers l’âge de trois ans, des alevins4. Sa dernière expédition ne fera que confirmer les données recueillies précédemment. Johannes Schmidt avait ouvert grand la voie de la connaissance du cycle biologique de l’anguille européenne. Il faudra attendre la fin des années 1970 pour que de nouvelles expéditions prennent la mer. Le cœur faible, Johannes Schmidt meurt, en 1933, à l’âge de cinquante-six ans, à Copenhague, des suites d’une banale mauvaise grippe.

Une armée innombrable de civelles

« Longtemps la reproduction de l’anguille est restée un fait inexpliqué. Leurs œufs donnent naissance à de tout petits poissons, connus sous le nom de leptocéphales, que l’on était bien loin de soupçonner jadis comme ayant des rapports si étroits avec les anguilles. Puis à chaque printemps, les jeunes anguilles, civelles, en masses compactes, armée innombrable, incalculable, montent sans trêve ni repos, nuit et jour, les fleuves, sur toute leur largeur, se divisant en arrivant au confluent des rivières, grandes ou petites, les remontant toujours comme poussées par une force irrésistible. » écrivait, lyrique, Robert Villatte des Prugnes, dans La pêche, les poissons d’eau douce, (éd. librairie J-B Baillière et fils), en 1914.
Les éléments du puzzle
En 1777, le naturaliste Mondini, scalpel en main, met en évidence la production « d’ovaires volumineux » chez les anguilles. Dans les mêmes années, l’abbé Spallanzani, naturaliste et physicien italien, observant tous les ans de grosses anguilles partir des « eaux continentales pour aller dans les eaux marines » et inversement des petites, « aller de la mer vers les eaux continentales », a l’intuition du frai marin des anguilles. Le naturaliste italien Francesco Redi émettait une hypothèse analogue en 1667 lorsqu’on lui raconta qu’un pêcheur avait réussi à capturer à Pise, après une poursuite de cinq heures, un peu plus d’une tonne de jeunes anguilles qui remontaient l’Arno. Mais ensuite, pendant près d’un siècle, les connaissances sur l’anguille ne progressent pas. Puis, en 1856, un professeur allemand, Kaup, décrit et baptise du nom de leptocephalus brevirostris, un minuscule être marin. De forme aplatie, aux allures de feuille de saule, transparent comme du cristal, il fut pêché en Méditerranée près des côtes septentrionales de la Sicile, seule région de l’Europe, à cette date, où l’on n’eut jamais rencontré de leptocéphales. Les éléments du puzzle se mettent en place. Dans les années 1880, un zoologiste français, Yves Delage, de la station de biologie marine de Roscoff (station créée en 1871), découvre qu’une autre variété de leptocéphale devient congre.

1. Le détroit de Messine sépare la Sicile de l’Italie continentale.
2. 25 ou 30 espèces différentes ont été décrites par les scientifiques. Elles n’étaient autres que Anguilla anguilla à divers stades et vivant sur des substrats différents.
3. Son article susceptible d’être publié par la Royal Society de Londres lui avait été retourné au prétexte qu’il ne renouvelait en rien les travaux de Grassi. Dix ans plus tard, cette même Royal Society publiera les articles de Schmidt et lui décernera, pour s’excuser, une médaille.
4. Démenti dans les années 80. Les larves ne mettraient que 200 jours pour traverser l’Atlantique.